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Au contraire, Le Guen parle d’une voix basse, calme.

— Tu ne penses pas qu’on devrait se voir, Camille ?

Camille peut dire oui, ou dire non. Le Guen est un ami, le seul qui lui reste de tous ses naufrages, le seul capable de modifier la trajectoire dans laquelle il est engagé. Mais Camille ne dit rien.

Il se trouve dans un de ces moments décisifs qui peut, ou non, sauver votre vie et il se tait.

Ne pensez pas qu’il soit devenu subitement masochiste ou suicidaire. Au contraire, il se sent très lucide. En trois traits, dans un coin resté vierge, il esquisse le profil d’Anne. Il faisait la même chose avec Irène, dès qu’il avait une seconde devant lui, comme d’autres se rongent les ongles.

Le Guen tente de le raisonner, de son ton le plus persuasif, le plus appliqué :

— Tu as remué la merde tout l’après-midi, tout le monde se demande si on cherche des terroristes internationaux, tu romps tous les équilibres. Les indics hurlent qu’on les prend en traître. Tu te fous à dos tous les collègues qui bossent toute l’année sur ces populations. En trois heures, tu ruines leur boulot pour un an et avec le meurtre de ce Serbe, là, le Ravic, ça devient même très compliqué. Maintenant il faut que tu me dises exactement ce qui se passe.

Camille n’est pas entré dans la conversation, il regarde son dessin. Ça aurait pu être une autre femme, se dit-il, et c’est elle. Anne. Dans sa vie comme au passage Monier. Pourquoi elle et pas une autre ? Mystère. En reprenant, sur le dessin, la forme des lèvres d’Anne, Camille pourrait presque en ressentir le fondant, il souligne un trait, cet endroit, juste sous la mâchoire, qu’il trouve si émouvant.

— Camille, tu m’écoutes ? demande Le Guen.

— Oui, Jean, je t’écoute.

— Je ne suis pas certain que je puisse encore te sauver la mise, tu sais ? J’ai beaucoup de mal à calmer le juge. C’est un type intelligent et, justement, il ne faut pas le prendre pour un con. Et naturellement la direction m’est tombée dessus il y a moins d’une heure mais je pense qu’on peut limiter les dégâts.

Camille pose son crayon, penche la tête, à force de vouloir le corriger, le portrait d’Anne est complètement gâché. C’est toujours comme ça, il faut que ça vienne d’un jet, si on commence à s’y reprendre, c’est cuit.

Et Camille est soudain assailli par une idée neuve, totalement inédite, une question, si surprenant que cela paraisse, qu’il ne s’est pas encore posée : qu’est-ce que je vais devenir, après ? Qu’est-ce que je veux ? Et comme parfois dans les dialogues de sourds, alors qu’ils ne parviennent ni à s’écouter ni à s’entendre, étonnamment les deux hommes arrivent à la même conclusion :

— C’est une affaire personnelle, Camille ? demande Jean. Tu connais cette fille ? Personnellement ?

— Mais non, Jean, qu’est-ce que tu vas chercher…

Le Guen laisse flotter un silence douloureux. Puis il hausse les épaules.

— S’il y a des dégâts, on va fouiller…

Camille comprend soudain que toute cette histoire n’est peut-être pas seulement une question d’amour, que c’est autre chose. Il a commencé à parcourir un chemin obscur et ondoyant, il ne sait pas du tout où ça le mène mais il sent, il sait qu’il n’est pas porté par une passion aveugle pour Anne.

Autre chose le pousse à continuer, quoi qu’il en coûte.

Au fond, il fait avec sa vie ce qu’il a toujours fait avec ses enquêtes, il poursuit jusqu’au bout pour comprendre comment on en est arrivé là.

— Si tu ne t’expliques pas tout de suite, reprend Le Guen, si tu ne le fais pas là, maintenant, la divisionnaire Michard va informer le parquet, Camille. On ne pourra pas éviter une enquête interne…

— Mais… sur quoi, une enquête interne ?

Nouveau haussement d’épaules de Le Guen.

— D’accord. Comme tu veux.

20 h 15

Camille frappe doucement à la porte de la chambre, pas de réponse, il ouvre, Anne est allongée, les yeux au plafond, il s’assoit près d’elle.

Ils ne se parlent pas. Il lui prend simplement la main, elle se laisse faire, tout en elle dit un abandon terrible, comme une démission. Pourtant, après quelques minutes, comme un simple constat :

— Je veux sortir…

Elle se redresse lentement dans son lit, s’appuyant sur les coudes.

— Puisqu’ils ne t’opèrent pas, dit Camille, tu vas pouvoir rentrer rapidement. C’est l’affaire d’un jour ou deux.

— Non, Camille. (Elle parle lentement.) Je veux sortir tout de suite, là, maintenant.

Il fronce les sourcils. Anne tourne la tête de droite et de gauche et répète :

— Maintenant.

— On ne fait pas de sortie comme ça, en pleine nuit. Et puis il faut un avis médical, des prescriptions, et…

— Non ! Je veux partir, Camille, tu m’entends ?

Camille quitte sa chaise, il faut la calmer, elle est en train de s’énerver. Mais elle l’a devancé, elle a passé les jambes par-dessus le lit, elle se met debout.

— Je ne veux pas rester ici, personne ne peut m’y obliger !

— Mais personne ne veut t’obl…

Elle a présumé de ses forces, un étourdissement la saisit, elle se retient à Camille, s’assoit sur le lit, baisse la tête.

— Je suis certaine qu’il est venu ici, Camille, il veut me tuer, il ne va pas en rester là, je le sais, je le sens.

— Tu ne sais rien, tu ne sens rien ! dit Camille.

Passer en force n’est pas la bonne stratégie parce que ce qui conduit Anne, c’est une peur panique, inaccessible à la raison ou à l’autorité. Elle s’est remise à trembler.

— Il y a un gardien à ta porte, il ne peut rien t’arriver…

— Arrête, Camille ! Quand il n’est pas aux toilettes, il fait des réussites sur son téléphone ! Quand je quitte la chambre, il ne s’en aperçoit même pas…

— Je vais demander quelqu’un d’autre. La nuit…

— Quoi, la nuit ?

Elle tente de se moucher mais son nez la fait souffrir.

— Tu sais bien… La nuit, on a peur de tout mais je t’assure…

— Non, tu ne m’assures de rien. Justement…

Ce mot, à lui seul, leur fait un mal terrible, à l’un comme à l’autre. Elle veut partir justement parce qu’il ne peut pas garantir sa sécurité. Tout est sa faute. Elle jette le mouchoir par terre, de rage. Camille essaye de l’aider mais elle ne veut rien, laisse-moi, elle dit qu’elle va se débrouiller toute seule…

— Comment ça, « toute seule » ?

— Laisse-moi maintenant, Camille, je n’ai plus besoin de toi.

Mais disant cela elle se recouche, tenir debout n’est pas simple, la fatigue déjà la terrasse, il remonte le drap. Laisse-moi.

Alors il la laisse, se rassoit, essaye de lui prendre la main, mais c’est une main froide, molle.

Sa position dans le lit est comme une insulte.

— Tu peux t’en aller…, dit-elle.

Elle ne le regarde pas. Le visage tourné vers la fenêtre.

Jour 3

7 h 15

Camille n’a quasiment pas dormi depuis deux jours. En se chauffant les mains autour de son mug de café, il regarde la forêt à travers la grande baie vitrée de l’atelier. C’est ici, à Montfort, que sa mère a peint pendant de longues années, jusqu’à sa mort quasiment. Après quoi le lieu a sombré dans l’abandon, squatté, saccagé, Camille ne s’en est pas préoccupé mais il ne l’a jamais vendu, sans très bien savoir pourquoi.