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Puis un jour, après la mort d’Irène, il a choisi de ne plus rien conserver de sa mère, aucune œuvre, un très vieux compte à régler avec elle, c’est à cause de son tabagisme qu’il mesure un mètre quarante-cinq.

Certaines toiles sont dans des musées étrangers. Il s’était promis aussi de se débarrasser de l’argent ainsi récolté et, bien évidemment, il n’en a rien fait. Ou plutôt si. Lorsqu’il a repris une vie sociale, après la mort d’Irène, il a reconstruit et réaménagé cet atelier en bordure de la forêt de Clamart, l’ancien pavillon de gardien d’une propriété maintenant disparue. Autrefois, l’endroit était plus isolé encore qu’aujourd’hui où les premières maisons ne sont plus qu’à trois cents mètres, mais ce sont trois cents mètres de forêt dense. Le chemin ne conduit pas plus loin, il se termine là.

Camille a tout remis à neuf, fait poser une tomette rouge pour remplacer celle qui branlait sous chaque pas, créé une vraie salle de bain, monté une mezzanine sur laquelle il a fait sa chambre, tout le bas est un vaste salon, avec une cuisine américaine, dont toute la largeur est constituée d’une grande baie vitrée donnant sur l’orée de la forêt.

Comme lorsqu’il était enfant, qu’il venait passer des après-midi à regarder sa mère travailler, cette forêt continue à le terrifier. C’est aujourd’hui une terreur adulte qui a quelque chose de régressif, de délicieux et douloureux. La seule pointe de nostalgie qu’il s’est autorisée est condensée dans cet énorme poêle à bois, en fonte brillante, planté au centre de la pièce, qui remplace celui que sa mère avait installé et qui a été volé quand la maison était ouverte à tous les vents.

Si on s’y prend mal, la chaleur ne fait que monter, la chambre du haut souffre de la canicule tandis qu’en bas on a les pieds gelés, mais ce mode de chauffage, rustique, lui plaît parce qu’il faut savoir le mériter, il nécessite autant d’attention que d’expérience. Camille sait le charger et le régler pour qu’il tienne toute la nuit. Au plus froid de l’hiver l’atmosphère, le matin, est fraîche mais il considère cette première épreuve, charger et relancer le poêle, comme une petite liturgie.

Il a aussi fait remplacer une large partie de la toiture par des vitres, on voit le ciel en permanence, les nuages et la pluie semblent vous tomber dessus quand vous levez les yeux. Quand il neige, c’est presque inquiétant. Cette ouverture vers le haut ne sert à rien, elle apporte de la lumière mais enfin, la maison n’en manquait pas. Lorsqu’il l’a visitée, Le Guen, homme pratique s’est évidemment interrogé. Camille a dit :

— Qu’est-ce que tu veux, j’ai une taille de caniche mais des aspirations cosmiques.

Il vient ici dès qu’il le peut. Il y vient pour ses congés, ses week-ends, il y invite peu. D’ailleurs, dans sa vie, il n’y a pas grand monde. Louis et Le Guen sont venus, Armand aussi, il ne l’a pas décidé mais ce lieu reste assez secret, il y passe son temps à dessiner, toujours de mémoire. Dans les piles de croquis, dans les centaines de carnets qui s’entassent dans le grand salon, on trouve les portraits de tous ceux qu’il a arrêtés, de tous les morts qu’il a vus et sur lesquels il a enquêté, des juges pour qui il a travaillé, des collègues qu’il a croisés, avec une prédilection marquée pour les témoins qu’il a interrogés, ces silhouettes arrivées et reparties, des passants traumatisés, hébétés, des spectateurs catégoriques, des femmes bousculées par les événements, des jeunes filles submergées par l’émotion, des hommes encore fébriles d’avoir frôlé la mort, ils sont quasiment tous là, deux mille croquis, trois mille peut-être, une gigantesque galerie de portraits sans équivalent : le quotidien d’un policier de la Criminelle, interprété par l’artiste qu’il n’est jamais devenu. Camille est un dessinateur comme il y en a peu, foudroyant de justesse, il dit parfois que ses dessins sont plus intelligents que lui, ce qui est assez vrai. Au point que même les photographies paraissent moins fidèles, moins justes. Lors d’une visite à l’hôtel Salé, Anne lui a semblé si jolie qu’il lui a dit : ne bouge pas, il a sorti son téléphone portable, il a fait une photo d’elle, une seule, pour qu’elle s’affiche quand elle appelle, et puis finalement il a dû photographier un de ses propres croquis, plus juste, plus vrai, plus évocateur.

On est en septembre, il ne fait pas encore froid, Camille s’est contenté, en arrivant cette nuit, d’allumer dans le poêle ce qu’il nomme un feu de confort.

Il faudrait que son chat vienne vivre ici, Doudouche, mais elle n’aime pas la campagne, elle veut Paris ou rien, elle est ainsi. Elle aussi, il l’a beaucoup dessinée. Et Louis. Et Jean. Et Maleval, autrefois. Hier soir, juste avant d’aller se coucher, il a exhumé tous les portraits qu’il a faits d’Armand, il a même trouvé le croquis réalisé le jour de sa mort, Armand allongé sur son lit, avec cette figure longue et enfin calme qui fait que tous les morts se ressemblent peu ou prou.

Devant la maison, à cinquante mètres, à l’extrémité de ce qui fait office de cour, commence la forêt. L’humidité tombe avec la nuit, ce matin sa voiture est couverte d’eau.

Il a très souvent dessiné cette forêt, il s’est même risqué à l’aquareller, il n’est pourtant pas doué pour la couleur. Lui, son truc, c’est l’émotion, le mouvement, le vif du sujet, mais il n’est pas un coloriste. Sa mère, oui. Lui, non.

Son portable vibre à sept heures et quart exactement.

Sans poser son mug de café, il le saisit. Louis s’excuse.

— Non, répond Camille, vas-y…

— Mme Forestier n’est plus à l’hôpital.

Court silence. Si on devait écrire la biographie de Camille Verhœven, la plus grande partie serait consacrée à l’histoire de ses silences. Louis, qui le sait, continue de s’interroger. Cette femme disparue, quelle place occupe-t-elle réellement dans sa vie ? Est-elle la vraie, la seule raison de son comportement ? Quelle part d’exorcisme intervient dans l’attitude de Camille ? En tout cas, le silence du commandant Verhœven dit suffisamment combien sa vie est bousculée.

— Disparue depuis quand ? demande-t-il.

— On ne sait pas, cette nuit. L’infirmière est passée vers vingt-deux heures, elle a parlé avec elle, elle semblait calme, mais il y a une heure, sa remplaçante a trouvé la chambre vide. Elle a laissé l’essentiel de ses vêtements dans la penderie pour faire croire qu’elle s’était simplement absentée. Du coup, ils ont mis un peu de temps avant de se rendre compte qu’elle avait vraiment disparu.

— Le planton ?

— Il dit qu’il a des problèmes de prostate, quand il s’absente ça peut durer assez longtemps.

Camille avale une gorgée de café.

— Tu envoies tout de suite quelqu’un à son appartement.

— Je l’ai fait moi-même avant de vous appeler, dit Louis. Personne ne l’a vue…

Camille fixe l’orée de la forêt, comme s’il en attendait du secours.

— Vous savez si elle a de la famille ? demande Louis.

Camille dit non, je ne sais pas. En fait, si, elle a une fille aux États-Unis. Il cherche le prénom. Agathe. Mais il n’en parle pas.

— Si elle est allée à l’hôtel, reprend Louis, ce sera plus long pour la retrouver mais elle a pu aussi demander du secours à une connaissance. Je vais aller voir du côté de son travail.

Camille soupire :

— Non, laisse, dit-il, je vais le faire. Toi, tu restes concentré sur Hafner. On a quelque chose ?

— Rien pour le moment, il semble avoir disparu pour de bon. Dernier domicile connu, personne. Lieux habituels, pas de trace. Relations connues, on ne l’a pas vu depuis le début de l’année…

— Depuis le braquage de janvier ?