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Les lourdes portes métalliques de la Maison centrale s’ouvrent et se ferment, devant, derrière, tout autour.

En avançant, de son petit pas de moineau, si léger, Camille retient une envie de vomir, la tête lui tourne.

Le gardien qui l’escorte se montre déférent, presque précautionneux, comme s’il connaissait la situation et que Camille avait droit, pour cette circonstance exceptionnelle, à des égards particuliers. Camille voit des signes partout.

Une salle, une autre et voici le parloir. On ouvre la porte. Il entre, s’assoit devant la table de fer rivée au sol, son cœur bat à une cadence hallucinante, sa gorge est sèche. Il attend. Pose ses mains à plat, il les voit trembler, il les remet sous la table.

Puis la seconde porte s’ouvre, celle du fond de la pièce.

Il ne voit d’abord que les chaussures, posées à plat sur le rebord métallique du fauteuil roulant, des chaussures en cuir noir, excessivement brillantes, puis le fauteuil glisse, très lentement, donnant une impression d’inquiétude ou de méfiance. Apparaissent alors deux jambes dont les genoux, arrondissant le tissu, disent la corpulence et le fauteuil s’arrête là, à mi-chemin, au seuil de la pièce, ne laissant voir que deux mains potelées, blanches, sans veines, serrées sur les grandes roues caoutchoutées. Encore un mètre et enfin voici l’homme.

Il marque un temps d’arrêt. Dès qu’il entre, il fixe Camille dans les yeux et ne le quitte plus. Le gardien passe devant, écarte de la table la chaise métallique pour laisser place au fauteuil et, sur un signe de Camille, il sort.

Le fauteuil s’avance, tourne sur lui-même avec une légèreté inattendue.

Voilà. Ils sont face à face.

Camille Verhœven, commandant de police judiciaire, se retrouve, pour la première fois depuis quatre ans, face à l’assassin de sa femme.

Il a connu naguère un homme grand, encore mince mais guetté par l’embonpoint, d’une élégance dépassée, un peu fin de race, d’une sensualité presque gênante, surtout la bouche. Le détenu qu’il a devant lui est replet et négligé. Ses traits sont parfaitement identiques à ceux d’autrefois mais noyés dans un ensemble dont toutes les proportions ont changé. Seul son visage ancien demeure, comme un masque finement dessiné posé sur une tête d’obèse. Ses cheveux sont trop longs, gras. Son regard est le même exactement, cauteleux, sournois.

— C’était écrit, dit Buisson. (Sa voix tremble, trop haute, trop forte.) Et c’est maintenant, conclut-il comme si l’entretien venait de s’achever.

Du temps de sa splendeur, déjà, il aimait faire des phrases. En réalité, c’est même ce qui a fait de lui un sextuple meurtrier, ce goût pour la grandiloquence, cette arrogance prétentieuse. Camille et lui se sont tout de suite haïs, dès qu’ils se sont rencontrés. Ensuite, l’histoire, ça arrive, a confirmé que leurs intuitions avaient fait les bons choix. Ce n’est pas le moment de remonter au déluge.

— Oui, répond Camille simplement, c’est maintenant.

Sa voix à lui ne tremble pas. Il est plus calme maintenant qu’il est face à Buisson. Il a beaucoup d’expérience dans le face-à-face et il a compris qu’il n’exploserait pas. Cet homme dont il a si souvent rêvé la mort, la torture, les souffrances, n’est plus le même et en le découvrant ainsi, des années plus tard, Camille comprend qu’il peut maintenant s’abandonner à une rancune sereine, définitive parce qu’il n’y a plus d’urgence. Pendant toutes ces années, il a déposé sur l’assassin d’Irène toute sa détestation, sa violence et son ressentiment, mais c’est de l’histoire ancienne.

Buisson, c’est terminé.

La propre histoire de Camille, elle, en revanche, ne l’est pas.

Sa faute personnelle dans la mort d’Irène continuera à lui livrer bataille. Il n’en finira jamais avec elle, voilà le constat, la certitude qui éclaire tout. Tout le reste, c’est de la fuite.

Lorsqu’il prend conscience de cela, Camille lève la tête vers le plafond et laisse monter des larmes qui le rapprochent aussitôt d’une Irène intacte, ravissante, comme éternellement jeune, pour lui seul. Lui vieillit, elle, plus radieuse que jamais, ne changera plus, ce que Buisson lui a fait n’a plus aucune prise sur son souvenir, ce faisceau intime d’images, de réminiscences, de sensations qui condensent l’amour que Camille a voué à Irène.

Et dont sa vie porte la trace comme une cicatrice sur une joue, discrète mais inaltérable.

Buisson ne bouge pas. Depuis le début de l’entretien, il a peur.

L’émotion de Camille, brève, vite maîtrisée, n’a créé aucun embarras entre les deux hommes. Les mots vont venir, il fallait d’abord que le silence prenne sa place. Camille s’ébroue, il ne veut pas que Buisson voie, dans ce trouble impromptu et leurs silences à tous deux, une sorte de communion muette. Il ne veut rien partager de tel avec lui. Il se mouche, enfonce le mouchoir dans sa poche, pose ses coudes sur la table, croise les mains sous son menton et fixe Buisson.

Depuis hier, Buisson redoute ce moment. Depuis qu’il a appris — et ça n’a pas traîné — que Verhœven avait rendu visite à Mouloud Faraoui, il a compris que son heure avait enfin sonné. Il est resté éveillé toute la nuit, s’est tourné, retourné dans son lit, il n’arrivait pas à y croire que ce soit maintenant. Sa mort ne fait plus l’ombre d’un doute. Le gang de Faraoui, à la Centrale, est omniprésent, il ne permettrait même pas à un cafard de se cacher. Si Camille a trouvé de quoi s’offrir les services de Faraoui — par exemple, le nom de celui qui l’a balancé —, dans une heure, dans deux jours, Buisson va se faire planter un poinçon dans la gorge à la sortie du réfectoire, se faire étrangler par-derrière avec un fil de fer tandis que deux culturistes lui tiendront les bras. Il va se faire catapulter avec son fauteuil par-dessus la rambarde du troisième étage. Ou se faire étouffer sous son matelas. Tout dépendra de la commande, Verhœven peut même, s’il le veut, exiger une mort très longue, Buisson peut agoniser une nuit entière bâillonné dans les toilettes puantes, se vider de son sang goutte à goutte ligoté dans le placard d’une salle de travail…

Buisson a peur de mourir.

Il ne croyait plus que Camille se vengerait. Cette peur, qui l’avait quitté depuis tout ce temps, revient d’autant plus violente, plus effrayante qu’elle lui semble aujourd’hui moins méritée. Ces années de prison, avec tout ce qui lui est arrivé ici, la place qu’il a su se construire, le respect qu’il a su inspirer, le pouvoir qu’il y a acquis, ont fabriqué dans son esprit une sorte de péremption que Verhœven a ruinée en quelques heures. Il lui a suffi de venir rendre visite à Faraoui pour que tout le monde comprenne que la prescription n’était qu’apparente, que Buisson était entré dans ses dernières heures de sursis. On a beaucoup parlé de ça dans les couloirs, Faraoui a largement répandu la nouvelle, ça devait faire partie du deal avec Verhœven, d’effrayer Buisson. Certains matons le savent, les détenus n’ont plus la même tête qu’avant quand ils le regardent.

Pourquoi maintenant, voilà toute la question.

— Il paraît que tu es devenu un caïd…

Buisson se demande si ce constat est la réponse. Mais non. Camille a simplement posé un diagnostic. Buisson est un homme très intelligent. Lors de sa fuite, Louis lui a tiré une balle dans le dos qui l’a cloué dans ce fauteuil, mais avant cela, il avait donné beaucoup de fil à retordre à la police. Il est arrivé en prison précédé d’une flatteuse réputation, il était même devenu une sorte de vedette pour avoir su tenir si longtemps la dragée haute à la Police criminelle, petit capital de sympathie qu’il a su faire fructifier avec beaucoup de talent auprès des autres détenus, en parvenant à se hisser hors des guerres de clans, rendant service aux uns et aux autres : un intellectuel ici, un homme qui sait des choses, est une rareté. Il a tissé, au fil des années, un réseau très serré de relations d’abord ici, puis dehors, grâce aux détenus sortis à qui il a continué de rendre des services, il a fait des présentations, ménagé des entretiens, présidé à des rencontres. L’an dernier, il est même arrivé à intervenir dans une lutte fratricide entre deux gangs de la banlieue ouest, à calmer le jeu, il a proposé les termes de l’accord, il a négocié, un travail d’orfèvre. Il ne trempe dans aucun trafic interne mais il les connaît tous. Et pour ce qui est de l’extérieur de la prison, en matière de délinquance et pourvu qu’elle soit d’assez bon niveau, Buisson sait tout ce qu’il y a à savoir, il est remarquablement informé et donc un homme puissant.