Pour autant, maintenant que Camille l’a décidé, demain peut-être, ou dans une heure, il sera un homme mort.
— Tu as l’air inquiet…, dit Camille.
— J’attends.
Buisson regrette aussitôt ce qui ressemble à une provocation, donc à une défaite. Camille lève la main, pas de problème, il comprend.
— Vous allez m’expliquer…
— Non, dit Camille, je n’explique rien. Je te dis simplement comment les choses vont se passer, voilà tout.
Buisson est très pâle. Le détachement dont fait preuve Verhœven lui apparaît comme une menace supplémentaire. Ça le révolte.
— J’ai droit à une explication ! hurle Buisson.
Physiquement il est aujourd’hui quelqu’un d’autre mais à l’intérieur rien de changé. Toujours cet ego démesuré. Camille fouille dans sa poche. Et pose sur la table une photo.
— Vincent Hafner. C’est…
— Je sais qui c’est…
La réflexion a jailli comme s’il avait été insulté. Elle est aussi l’effet d’un soulagement. En une fraction de seconde, Buisson a compris qu’il tenait sa chance.
Camille a surpris une sorte d’euphorie spontanée et involontaire dans sa voix mais il ne s’y arrête pas. C’était prévisible. Buisson tente aussitôt d’allumer un contre-feu, de noyer le poisson.
— Je ne le connais pas personnellement… Ce n’est pas une légende mais c’est tout de même quelqu’un qui compte. Il a une réputation assez… sauvage. Un brutal.
Il faudrait placer des électrodes sur son crâne pour voir à quelle vitesse impressionnante s’opèrent les connexions neuronales.
— Il a disparu en janvier dernier, reprend Camille. Il est resté introuvable pendant un bon moment, même pour ses proches, ceux qui ont travaillé avec lui. Il n’a plus donné de nouvelles. Et le voilà qui réapparaît comme ça, d’un coup, on dirait même qu’il a pris un coup de jeune, il renoue avec ses bonnes vieilles méthodes. Il se remet au boulot, frais comme un gardon.
— Et ça vous paraît bizarre.
— J’ai un peu de mal à faire coller sa disparition, si soudaine… avec son retour en fanfare. De la part d’un type en fin de carrière, c’est surprenant.
— Et donc quelque chose ne va pas.
Camille montre alors un visage soucieux, le visage d’un homme mécontent de soi, presque en colère.
— On va dire ça comme ça, quelque chose ne va pas. Quelque chose que je ne comprends pas.
À l’infinitésimal sourire de Buisson, Camille se félicite d’avoir parié sur sa suffisance. Elle a fait de lui un assassin récidiviste. Elle l’a conduit en prison. C’est à elle qu’il devra un jour de mourir en cellule. Et pourtant, il n’en a rien appris, son narcissisme, intact, est un puits sans fond, toujours prêt à le faire tomber du côté où il penche. « Que je ne comprends pas », phrase-clé, maître-mot pour Buisson qui, lui, comprend. Et il est incapable de le cacher.
— Il a peut-être une urgence…
Il faut aller au bout. Camille ne montre pas combien il souffre de s’abaisser ainsi à tricher. Il est enquêteur, la fin justifie les moyens. Alors il lève les yeux vers Buisson, fait mine d’être intrigué.
— On dit qu’Hafner est assez malade…, articule lentement Buisson.
Quand on a choisi un stratagème, jusqu’à preuve du contraire le mieux est de s’y tenir :
— Alors qu’il crève, répond Camille.
Le résultat ne se fait pas attendre :
— Justement, c’est ça qui doit l’agiter, de crever bientôt ! Il est avec une fille bien plus jeune… Une pute du plus bas étage, à dix-neuf ans elle avait déjà épongé l’équivalent de Châteauroux. Elle doit aimer les coups, pas possible autrement…
Camille se demande si Buisson va avoir le cran, ou l’inconscience, de pousser jusqu’au bout. Et oui.
— Malgré ce qu’elle est, il paraît qu’Hafner s’est entiché de cette fille. L’amour, commandant, quelle puissance, hein ? Vous en savez quelque chose…
Camille ne le montre pas mais il est éprouvé, à quelques millimètres de la rupture. À l’intérieur, c’est un homme défait. Il vient d’autoriser Buisson à se vautrer dans son histoire. « L’amour, commandant… »
Buisson doit le sentir, un fond d’esprit de conservation prend le dessus sur la jouissance de la situation.
— S’il est très malade, reprend-il, peut-être qu’Hafner veut mettre sa donzelle à l’abri du besoin. Vous savez, on trouve les réflexes les plus généreux chez les âmes les plus noires…
La rumeur courait, Louis le lui avait dit mais cette confirmation, qui a coûté cher, valait le sacrifice.
Pour Camille, une lueur vient de s’allumer, là-bas, tout au fond du tunnel. Ce soulagement n’échappe pas à Buisson. Mais c’est un pervers, en même temps qu’il risque sa vie il ne peut pas s’empêcher de spéculer sur le besoin du commandant Verhœven, sur l’importance qu’il attache à cette recherche pour en être réduit à s’adresser à lui. Sur son urgence. Sa vie à peine sauve, il se demande déjà quel parti il pourrait en tirer.
Camille ne lui en laisse pas le temps.
— Hafner, il me le faut, tout de suite. Je te donne douze heures.
— C’est impossible ! s’étrangle Buisson, éperdu.
En voyant Camille se lever, il voit fuir sa dernière chance de rester vivant. Il tape fébrilement du poing sur les accoudoirs de son fauteuil. Camille reste de marbre.
— Douze heures, pas une de plus. On travaille toujours mieux dans l’urgence.
Il frappe du plat de la main à la porte. Au moment où elle s’ouvre, il se retourne vers Buisson :
— Même après ça, je peux te faire tuer quand je voudrai.
Il a suffi qu’il le dise pour que tous deux se rendent compte qu’il devait le dire mais que ce n’est pas vrai.
Que Buisson serait déjà mort depuis longtemps si cela avait dû se faire.
Que pour Camille Verhœven, commander un assassinat n’est pas compatible avec ce qu’il est.
Et maintenant qu’il sait qu’il ne risque rien, maintenant qu’il comprend qu’il n’a, peut-être, en réalité, jamais rien risqué, Buisson prend la décision de trouver ce que Verhœven a besoin de savoir.
Camille en sortant de la prison se sent à la fois soulagé et terriblement accablé, comme le dernier rescapé d’un naufrage.
9 h 00
La fraîcheur me pose presque autant de problèmes que la fatigue. On ne la sent pas tout de suite mais si on ne s’active pas, on est rapidement gelé jusqu’à l’os. Pour tirer finement, ça va être facile !
Mais au moins, le coin est tranquille. La maison est de plain-pied, tout en largeur, sans étage, bien qu’elle soit haute de toiture. L’espace est très bien dégagé devant. Je m’organise à l’abri d’un minuscule appentis situé à l’extrémité de la cour, ce devait être un clapier ou un truc dans le genre.