J’y stocke le fusil à lunette, je ne conserve que le Walther et le poignard de chasse et je vais, par le grand large, en reconnaissance.
Comprendre la topologie est essentiel. Il faut faire les bons dégâts, là où il faut. Être soigneux. Précis. Comment dit-on, déjà ? Ah oui. « Chirurgical ». Ici, utiliser le Mossberg, ce serait comme utiliser un rouleau pour peindre une miniature. Chirurgical, ça veut dire faire des trous précis, aux endroits précis. Et comme la baie vitrée est visiblement à l’épreuve de pas mal de choses, je me félicite de mon choix du M40A3 avec sa lunette de visée, elle est très précise, cette arme-là. Très perforante.
Un peu sur la droite de la maison, il y a une sorte de tertre. Sur le dessus, la terre a ruisselé avec la pluie, c’est un monticule composé de matériaux de construction, du plâtre, des blocs de ciment, qu’on devait sans doute se promettre d’évacuer, ce que finalement on ne fait jamais. Ce n’est pas la position idéale mais c’est tout ce dont je dispose. De là, je vois une grande partie de la pièce principale mais de biais. Pour tirer, il faudra me mettre debout. À la dernière seconde.
Je l’ai déjà vue passer une fois ou deux mais trop rapidement. Pas de regret, il aurait fallu se précipiter. Or il faut faire les choses bien.
Sitôt levée, Anne est allée à la porte pour vérifier que Camille avait bien fermé les verrous. Il a été cambriolé plusieurs fois, dans un coin aussi isolé, rien d’étonnant, du coup tout est blindé. La grande baie vitrée est un double vitrage renforcé, on doit pouvoir l’attaquer au marteau sans qu’elle frémisse.
— C’est le code pour l’alarme, a dit Camille en lui montrant une page déchirée d’un carnet. Tu tapes dièse, les numéros et dièse. Ça force l’alarme à se déclencher. Ça n’est pas connecté au commissariat, ça ne dure qu’une minute mais je t’assure, c’est très dissuasif.
Ce sont des numéros : 29091571, elle n’a pas eu envie de demander à quoi ils correspondent.
— La date de naissance du Caravage… (Il a eu l’air de s’excuser.) Ce n’est pas une mauvaise idée pour un code, on n’est pas nombreux à le connaître. Mais je t’assure, encore une fois, tu n’en auras pas besoin.
Elle est allée aussi sur l’arrière. Il y a une buanderie et la salle de bain. La seule porte qui donne sur l’extérieur est blindée et verrouillée également.
Anne s’est ensuite douchée, comme elle a pu, impossible de se laver les cheveux correctement, elle a hésité à retirer les attelles de ses doigts. Elle ne l’a pas fait parce que c’est encore très douloureux, dès qu’elle touche l’extrémité de ses phalanges elle retient un cri. Il faut vivre avec. Comme si elle avait des pattes d’ours, saisir la plus petite chose devient un exploit. Elle fait l’essentiel avec le pouce droit, le gauche est foulé.
La douche lui a fait un bien immense, toute la nuit elle s’est sentie sale, l’impression de traîner sur elle des odeurs d’hôpital.
L’eau brûlante d’abord, extrêmement douce, l’a longuement bercée, puis elle a entrouvert la fenêtre et l’air délicieusement frais l’a revigorée.
Son visage, lui, ne semble pas changer. Dans le miroir, il est le même que la veille au soir mais de plus en plus laid, plus bouffi, plus bleu ici, plus jaune là, et ces dents cassées…
Camille conduit prudemment. Trop prudemment. Trop lentement, surtout que la portion d’autoroute n’est pas bien longue, les conducteurs ont tendance à oublier les limitations. Camille a l’esprit ailleurs, à ce point préoccupé que le pilotage automatique en est réduit au minimum : soixante-dix kilomètres-heure, soixante, puis cinquante, avec la conséquence habituelle, les torrents de klaxons, les insultes au passage, les appels de phares, la voiture se traîne jusqu’au périphérique. Tout est parti de cette question : il a dormi, dans le lieu le plus secret de sa vie, avec cette femme mais que sait-il d’elle réellement ? Que savent-ils l’un de l’autre, Anne et lui ?
Il a rapidement fait le compte de ce qu’Anne sait de lui. Il lui a raconté l’essentiel, Irène, sa mère, son père. Sa vie, au fond, ce n’est pas tant de choses que ça. Avec la mort d’Irène, ce serait juste un drame de plus que la plupart des gens.
Et ce qu’il sait d’Anne, ce n’est pas vraiment plus. Un travail, un mariage, un frère, un divorce, un enfant.
Parvenu à ce constat, Camille vire sur la file du milieu, il sort son portable, le connecte à l’allume-cigare, connexion Internet, ouverture du navigateur et, comme l’écran est vraiment petit, il chausse ses lunettes, le téléphone lui échappe des mains, il faut aller le chercher sous le siège passager, quand vous mesurez un mètre quarante-cinq, imaginez si c’est facile.
Alors la voiture prend la file encore plus à droite, celle où on peut ramper, à la limite de la bande d’arrêt d’urgence sur laquelle elle flotte un long moment, le temps pour Camille de récupérer son portable, mais pendant tout ce temps, son cerveau continue sur sa lancée.
Ce qu’il sait d’Anne.
Sa fille. Son frère. Son travail à l’agence de voyages.
Quoi d’autre ?
Le clignotant se manifeste par un picotement. Entre les épaules.
Et un brusque accès de salive.
Une fois le portable remonté à la surface, Camille tape sur le clavier : « Wertig & Schwindel ». Pas facile à taper, il y a plein de lettres impossibles dans ces noms-là, il y arrive tout de même.
Il tapote nerveusement le volant en attendant l’apparition de la page d’accueil, la voici enfin avec des palmiers et des plages de rêve — du moins pour ceux que les plages font rêver —, un semi-remorque le double furieusement en hurlant à la mort, Camille fait une légère embardée mais reste penché sur son minuscule écran, l’organisation, le mot du président, qu’est-ce qu’on en a à foutre, enfin voilà l’organigramme de l’entreprise, Camille roule à cheval sur la ligne de la bande d’arrêt d’urgence, il redresse d’un coup, une voiture le frôle sur sa gauche, re-hurlement, on croit entendre d’ici les insultes du conducteur surexcité. Le service management et contrôle de gestion, dirigé par Jean-Michel Faye. Un œil sur le portable, l’autre sur la circulation, on arrive à Paris, Camille rapproche encore l’écran de son visage, il y a sa photo, à Jean-Michel Faye, trente ans, enveloppé, des cheveux clairsemés mais l’air content de soi, une belle tête de manager.
Lorsqu’il aborde le périphérique, Camille est en train de faire défiler l’interminable page des contacts, celle qui exhibe le pedigree de tout ce qui compte dans l’entreprise, il cherche la photo d’Anne dans la liste des collaborateurs, les photos passent une par une, le pouce sur la flèche du bas, il a manqué la lettre F, le temps de remonter en arrière et derrière lui c’est la sirène, il lève les yeux vers le rétroviseur, il se tasse sur la partie droite de la file la plus à droite mais rien à faire, le motard de la police le dépasse, lui fait signe de sortir du périphérique, Camille lâche son portable. Et merde.
Il se gare. Les flics, c’est vraiment chiant.
Il n’y a rien pour les filles, ici. Pas de sèche-cheveux, pas de miroir, un lieu d’homme. Pas de thé non plus. Anne a trouvé des mugs, elle a opté pour celui qui porte une inscription cyrillique :
Elle a trouvé de la tisane mais trop vieille, plus aucun goût.