Anne renifle, cherche un mouchoir. Voici sa silhouette marchant dans la rue, près de l’Opéra, elle est venue le rejoindre, il a pris des places pour Madame Butterfly, et donc, juste après, Anne qui imite Cio-Cio-San, dans le taxi. Chaque page les raconte ensemble, semaine après semaine, mois après mois, depuis le début. Anne ici et là, sous la douche puis dans le lit, sur plusieurs pages, elle pleure, elle se sent moche mais Camille, lui, pose sur elle un beau regard. Elle tend le bras vers la boîte de mouchoirs, elle doit se soulever pour y parvenir.
C’est juste au moment où elle attrape le mouchoir que la balle traverse la baie vitrée et fait exploser la table basse.
Anne craint cet instant depuis qu’elle s’est réveillée, elle est quand même surprise. Ce n’est pas le bruit habituel d’une détonation de fusil mais le choc de la balle lui donne l’impression que toute la façade de la maison va s’écrouler. Et la table qui, d’un seul coup, explose sous ses mains la sidère. Elle pousse un cri. Aussi vite que ses réflexes le lui permettent, elle se replie sur elle-même, comme un hérisson. Au premier regard vers l’extérieur, elle voit que la baie vitrée n’a pas explosé. À l’endroit où est passée la balle, il y a un gros trou irisé d’où partent de grandes fêlures… Combien de temps tiendra-t-elle ?
Anne comprend aussitôt qu’elle est une cible parfaite. Où trouve-t-elle l’énergie, impossible à dire : d’un coup de reins, elle bascule par-dessus le dossier du canapé.
La roulade sur le côté écrase ses côtes fêlées, lui coupe le souffle, elle chute lourdement, hurle, mais l’instinct de conservation est le plus fort, malgré la douleur elle s’assoit précipitamment contre le dossier du canapé, se demande immédiatement si une balle peut le traverser et l’atteindre. Son cœur bat à la limite de l’implosion. Elle est reprise de tremblements par vagues, de la tête aux pieds, comme de froid.
Le deuxième tir passe juste au-dessus d’elle. La balle percute le mur, elle baisse instinctivement la tête, reçoit des morceaux de plâtre au visage, dans le cou, dans les yeux, elle s’allonge alors complètement au sol, les mains sur la tête.
Dans la position, à peu près, dans laquelle elle se trouvait dans les toilettes du passage Monier, le jour où il l’a passée à tabac.
Un téléphone. Appeler Camille. Tout de suite. Ou la police. Que quelqu’un vienne. Vite.
Anne comprend la difficulté de la situation : son portable est en haut, près du lit, et pour aller sur la mezzanine il faut traverser toute la pièce.
À découvert.
Lorsque la troisième balle percute le poêle, elle provoque un bruit de gong d’une puissance terrible, Anne en est quasiment assommée, elle plaque ses deux mains sur ses oreilles. Sous l’effet du ricochet, un cadre, là-bas, explose contre le mur. Elle est tellement terrifiée que son esprit ne parvient pas à se fixer sur une idée, elle évolue dans une sorte de stupeur où se mêlent des images du passage Monier, d’autres de l’hôpital et toujours, toujours le visage de Camille, grave, réprobateur, comme dans un retour en arrière, le genre de pensées qu’on doit avoir juste avant de mourir.
C’est ce qui est en train d’arriver. Il ne va pas toujours la manquer. Et cette fois, elle est totalement seule, sans aucun espoir de voir quelqu’un venir à son secours.
Anne avale sa salive. Elle ne peut pas rester à cet endroit, il va réussir à entrer dans la maison, elle ne sait pas encore comment, mais il va y parvenir. Il faut absolument qu’elle appelle Camille. Il lui a dit de déclencher l’alarme mais le papier avec le code est posé près du boîtier de commande, de l’autre côté du salon. Le téléphone, lui, est en haut.
Il faut qu’elle monte à l’étage.
Elle soulève la tête, regarde autour d’elle, le sol, le tapis avec les morceaux de plâtre, mais ce n’est pas de là que peut venir le secours, c’est d’elle-même. Sa décision est prise. Elle roule sur le dos, d’un geste à deux mains elle ôte son pull-over dont les mailles se prennent dans les attelles, elle tire, l’arrache, compte jusqu’à trois et à trois elle s’assoit, le dos plaqué contre le dossier du canapé, le pull tassé en boule contre son ventre. S’il tire dans le dossier, elle est morte.
Ne pas traîner.
Un coup d’œil sur sa droite, l’escalier est à une dizaine de mètres d’elle. Un coup d’œil à gauche mais surtout en l’air ; d’où elle se trouve, à travers la baie vitrée du toit, elle aperçoit les branches des arbres, est-ce qu’il peut monter là-haut, entrer par là ? L’urgence, c’est d’appeler du secours, Camille, la police, n’importe qui.
Elle n’aura pas une autre chance. Elle ramène ses jambes sous elle et lance son pull-over loin sur la gauche, pas trop fort, elle voudrait qu’il plane longtemps dans les airs, assez haut. Elle l’a à peine lâché qu’elle est déjà debout, qu’elle court vers l’escalier. Comme prévu, la première balle qu’elle entend explose juste derrière elle…
J’ai appris ça, il y a longtemps : le tir alterné. On place une cible à droite, une autre à gauche, il faut les toucher l’une après l’autre, le plus rapidement possible.
J’ai épaulé, je surveille la pièce dans le viseur. Quand le pull s’envole d’un côté, je suis prêt, je tire, si elle veut le remettre un jour, il faudra faire une reprise parce que je mets dans le mille.
Aussitôt j’alterne, je la vois se précipiter vers l’escalier, je vise, elle est sur la deuxième marche quand mon tir atteint la première, je la vois disparaître sur la mezzanine.
Il est temps de changer de stratégie. Je repose le fusil dans le clapier et prends le pistolet. Et si nécessaire, pour les finitions, le poignard de chasse. Je l’ai testé avec l’ami Ravic. Très bon matériel.
Elle est maintenant à l’étage. Il n’a pas été trop difficile de l’y conduire, finalement, je m’attendais à des difficultés sans nombre et en fait, c’était juste l’affaire de bien la guider. Il suffit maintenant de faire le tour. Il faut courir un peu quand même, rien n’est jamais totalement offert, parce qu’elle va finir par comprendre.
Mais si tout se passe comme prévu, j’arrive avant elle.
La première marche explose juste sous ses pas.
Anne sent trembler l’escalier sous elle, elle monte tellement vite qu’elle trébuche et s’effondre sur le palier de la mezzanine, se cogne la tête contre la commode, l’endroit est exigu.
Déjà elle est debout. D’un coup d’œil en bas elle vérifie qu’on ne peut pas la voir ni l’atteindre, elle va rester ici. D’abord, appeler Camille. Il faut qu’il vienne tout de suite, qu’il l’aide. Elle farfouille fiévreusement sur la commode, non, il est ailleurs. La table de nuit, toujours pas. Où est ce putain de portable. Et ça revient, elle l’a posé de l’autre côté du lit quand elle s’est couchée, elle l’a connecté au secteur pour recharger la batterie, elle fouille sous les vêtements, le trouve, l’allume. Elle est à bout de souffle, son cœur cogne si fort dans sa poitrine qu’elle en ressent des nausées, elle tape du poing sur son genou, il est si long à démarrer ce téléphone. Camille… Enfin, elle compose son numéro.