Camille, décroche, tout de suite. Je t’en supplie…
Sonnerie une fois, deux fois…
Camille, s’il te plaît, dis-moi ce que je dois faire…
Les mains d’Anne tremblent sur le téléphone.
— Bonjour, vous êtes sur la messagerie de Camille Verh…
Elle raccroche, refait le numéro mais retombe sur la boîte vocale. Cette fois, elle laisse un message :
— Camille, il est ici ! Réponds-moi, je t’en supplie…!
Pereira consulte sa montre. Ça ne semble pas facile de trouver un moment avec le juge. Très occupé. Pour Verhœven, le message est limpide, l’affaire ne lui appartient plus réellement. Le juge hoche la tête, il est contrarié, ces emplois du temps, c’est infernal. Camille complète : trop d’irrégularités, trop de flou, trop de doutes, peut-être même le service va-t-il être dessaisi. En conséquence de quoi, pour résister et pour se couvrir, la divisionnaire Michard va informer le parquet, la menace d’une enquête de l’IGS concernant les activités du commandant Verhœven se profile avec une netteté terrible.
Le juge Pereira aimerait bien trouver le temps, il hésite, petite mimique, voyons voir, consulte sa montre, non vraiment, c’est contrariant, comment pourrait-on faire, il s’est arrêté deux marches plus haut que Camille, il le regarde, il hésite réellement, fuir de cette manière, ce n’est pas dans son tempérament. Il ne cède pas au commandant Verhœven mais à un scrupule éthique.
— Je vous appelle tout à l’heure, commandant. Dans la matinée…
Camille ouvre les mains, merci. Le juge Pereira hoche la tête, pas de problème.
Cette rencontre est celle de la dernière chance, Camille le sait. Entre l’amitié et le soutien de Le Guen et l’attitude assez bienveillante du juge, il lui reste un espoir infime d’échapper au déluge. Il s’accroche à ça, le juge le lit clairement sur son visage. Il y a aussi un effet de curiosité, ne pas se le cacher, ce qui arrive à Verhœven, ce qu’on dit de lui depuis deux jours, semble à ce point étrange qu’on a envie d’y aller voir de plus près, de se faire son idée.
— Merci, dit Camille.
Le mot sonne comme un aveu, comme une demande, Pereira lui adresse un signe puis, gêné, il se retourne, disparaît.
Soudain elle lève la tête. Il ne tire plus. Où est-il ?
L’arrière de la maison. La fenêtre de la salle de bain du bas laissée entrouverte. Bien trop étroite pour passer un corps mais c’est une ouverture et, à partir de là, personne ne sait de quoi il est capable.
Sans réfléchir aux risques qu’elle court, Anne se précipite sans penser qu’il peut être encore en embuscade derrière la baie vitrée, elle dévale l’escalier, elle saute par-dessus la dernière marche, tourne à droite, manque de tomber.
Lorsqu’elle débouche dans la buanderie, il est face à elle, de l’autre côté de la fenêtre.
Son visage souriant s’encadre là comme dans un tableau de genre. Il a passé son bras à travers l’ouverture. Il tient un pistolet à bout de bras pointé dans sa direction, avec le silencieux. Le canon est d’une longueur folle.
Dès qu’il la voit, il tire.
Au départ du juge, Camille avale les escaliers. Au palier, Louis apparaît, beau comme un astre, costume Christian Lacroix, chemise Savile House à fines rayures, chaussures Forzieri.
— Je te vois tout à l’heure, Louis, désolé…
Petit signe de la main, je vous attends, prenez votre temps. Il s’esquive, il repassera, ce type est la discrétion personnifiée.
Camille entre dans son bureau, lance son manteau sur une chaise, cherche et compose le numéro de téléphone du siège de Wertig & Schwindel en regardant sa montre. Neuf heures et quart. Quelqu’un répond.
— Anne Forestier, s’il vous plaît ?
— Ne quittez pas, dit la standardiste, je vais voir.
Respiration. L’étau se desserre. Pour un peu, il pousserait un cri de soulagement.
— Pardon… qui avez-vous dit ? demande la jeune femme. Je suis désolée (une voix rieuse, qui cherche la complicité), je suis remplaçante…
Camille avale sa salive. L’étau refait un tour de vis autour de son plexus mais la douleur irrigue maintenant tout le corps, l’angoisse monte à une vitesse…
— Anne Forestier, dit Camille.
— Dans quel service travaille-t-elle ?
— Euh… contrôle de gestion ou quelque chose comme ça.
— Désolée, je ne la trouve pas sur l’annuaire… Ne quittez pas, je vous passe quelqu’un…
Camille sent ses épaules se tasser. Une femme répond, peut-être celle dont Anne a dit : « C’est une gale », mais ça ne peut pas être elle parce que Anne Forestier, non, ça ne lui dit rien, ça ne dit rien à personne, on se propose de chercher, vous êtes sûr du nom ? Je peux vous passer quelqu’un d’autre, c’est à quel sujet ?
Camille raccroche.
Il a la gorge sèche, il faudrait boire un verre d’eau, pas le temps, les mains qui tremblent.
Son mot de passe.
D’un clic, il bascule vers le réseau professionnel : « Anne Forestier ». Il y en a des tonnes. Simplifier. « Anne Forestier, née le… »
La date, il peut la retrouver, ils se sont rencontrés début mars et trois semaines plus tard, lorsqu’il a appris que c’était son anniversaire, Camille l’a invitée chez Nénesse. Il n’avait pas eu le temps de chercher un cadeau, il a juste lancé l’invitation, Anne a dit en riant que pour un anniversaire, un repas c’est très bien, elle adore les desserts. Il a fait son portrait sur la nappe et le lui a offert, il n’a pas fait de commentaire mais il était très content de ce portrait, très inspiré, très juste. Il y a des jours comme ça.
Il exhume son portable, ouvre son agenda : 23 mars.
Anne a quarante-deux ans. 1965. Née à Lyon ? Pas certain. Il cherche dans son souvenir de la soirée, a-t-elle parlé de son lieu de naissance ? Il efface « Lyon », valide la recherche, la requête lui renvoie deux Anne Forestier, ce qui est fréquent, tapez votre date de naissance, si votre nom est suffisamment commun, vous allez vous trouver des jumeaux partout.
La première Anne Forestier n’est pas la sienne. Celle-ci est morte le 14 février 1973 à l’âge de huit ans.
La seconde non plus. Décédée le 16 octobre 2005. Il y a deux ans.
Camille se frotte les doigts contre les paumes à plusieurs reprises. L’excitation qu’il ressent, il la connaît bien, elle est au cœur de son métier, ce n’est plus seulement l’excitation professionnelle, mais la survenue d’une anomalie. Et côté anomalies, il est un champion incontestable, tout le monde le voit au premier coup d’œil. Sauf que cette fois, cette anomalie répond à une autre, celle de son propre comportement auquel personne ne comprend rien.
Auquel lui-même est en train de ne plus rien comprendre.
Pourquoi se bat-il ?
Contre qui ?
Certaines femmes trichent sur leur date de naissance. Ce n’est pas le genre d’Anne mais sait-on jamais.
Camille se lève et ouvre l’armoire. Personne ne range là-dedans. Son excuse pour ne jamais s’en occuper, c’est sa taille. Lui, quand ça l’arrange… Il lui faut plusieurs minutes pour trouver le mode opératoire qu’il cherche. Il ne peut demander de l’aide à personne.
— Le plus long, après un divorce, c’est de nettoyer, a dit Anne.