Tout tremble, les vitres, les glaces, le sol, chacun, à sa manière, se protège instinctivement.
— J’ai rentré la tête dans les épaules, dira l’antiquaire à Camille en mimant la scène.
C’est un homme de trente-quatre ans (il a insisté sur le chiffre, ne pas confondre avec trente-cinq). Il porte une moumoute un peu trop courte qui rebique devant et derrière. Il a un nez large et son œil droit reste quasiment fermé, un peu comme le personnage casqué de l’Idolâtrie de Giotto. Rien que d’y repenser, il est encore ébahi par cette explosion.
— C’est pas compliqué : j’ai cru à un attentat terroriste. (Il pense avoir tout dit.) Mais j’ai pensé aussitôt : non, un attentat ici, c’est ridicule, ce n’est pas une cible, etc., etc.
Le genre de témoin qui refabrique la réalité à la vitesse de la mémoire. Pour autant, pas le genre à perdre le nord. Avant d’aller voir dans la galerie ce qui se passait, il a jeté un œil alentour dans sa boutique pour voir s’il y avait des dégâts.
— Pas ça, dit-il, émerveillé, en faisant claquer l’ongle de son pouce sous son incisive.
La galerie est bien plus haute que large, c’est un couloir d’une quinzaine de mètres bordé par des magasins tout en vitrines. La déflagration est colossale pour un tel espace. Passé l’explosion, les vibrations enflent à la vitesse du son puis tournent sur elles-mêmes, se répercutent ensuite contre tout ce qui fait obstacle, ça donne l’impression d’un écho dont toutes les vagues arriveraient en rangs serrés.
Le coup de feu puis les milliers d’éclats de verre qui dégringolent en grêle ont stoppé Anne dans son élan. Pour se protéger, elle lève les bras au-dessus de sa tête, rentre le menton dans la poitrine, titube, tombe, cette fois sur le côté, son corps roule sur les débris, mais il faut plus qu’un tir de fusil et l’explosion d’une verrière pour arrêter une femme pareille. On ne sait pas comment, la voilà de nouveau debout.
Le tireur a manqué son premier coup, la leçon a été profitable, maintenant il prend son temps. Sur les images, on le voit réarmer son fusil, pencher la tête, si la vidéo était suffisamment précise, on verrait son index se contracter sur la détente.
Une main apparaît soudain, gantée de noir, c’est l’autre homme qui le pousse à l’épaule exactement au moment où il tire…
La vitrine de la librairie s’effondre en centaines d’éclats, des pans entiers de verre, parfois grands comme des assiettes, coupants comme des rasoirs, chutent et explosent au sol.
— J’étais dans l’arrière-boutique…
Une femme dans la cinquantaine, commerçante jusqu’aux ongles, courte et large, sûre de soi, une fortune en fond de teint, l’esthéticienne deux fois par semaine, et avec ça des bracelets, des colliers, des chaînes, des bagues, des broches, des boucles (on se demande vraiment pourquoi les braqueurs ne l’ont pas emportée avec le butin), la voix éraillée, la cigarette, l’alcool aussi peut-être, Camille n’a pas le temps de creuser. Tout cela s’est passé à peine quelques heures plus tôt, il va très mal, il veut savoir, impatient.
— Je me suis précipitée…, dit-elle avec un grand geste en direction de la galerie.
Elle marque un temps, elle raffole de tout ce qui la met en valeur. Elle ménage ses effets. Avec Camille, ça ne va pas durer bien longtemps.
— Magnez-vous ! murmure-t-il d’une voix rauque.
Pas très poli pour un flic, se dit-elle, ça doit être la taille qui fait ça, ça doit provoquer des désirs de revanche, des agacements. Ce qu’elle a vu, peu après le coup de feu, c’est le corps d’Anne propulsé dans les présentoirs, comme si une main géante l’avait poussée dans le dos, rebondir ensuite contre la vitrine et s’écrouler au sol. L’image est encore tellement forte que la libraire en oublie ses effets.
— Elle s’est écrasée contre la vitrine ! Mais elle avait à peine touché le sol qu’elle essayait déjà de se relever ! (Elle est sacrément épatée, admirative même.) Elle était en sang et très fébrile, très agitée, les bras dans tous les sens, elle dérapait sur place, vous voyez…
Sur la vidéo, pendant un court instant, les deux hommes semblent figés. Celui qui a fait dévier le tir en poussant brutalement son complice a jeté ses sacs au sol. Les bras ballants, il est prêt à en découdre. Sous son passe-montagne, on ne voit que ses lèvres serrées, on dirait qu’il crache les mots.
Le tireur, lui, a baissé son fusil. Ses mains se contractent sur son arme, on sent qu’il hésite mais finalement le principe de réalité prend le dessus, il renonce. Il se retourne à regret dans la direction d’Anne. Il la voit sans doute se relever et tituber vers la sortie du passage Monier mais le temps presse, une alarme doit s’allumer quelque part dans son esprit : tout cela commence à durer un peu longtemps.
Le complice attrape les sacs et en jette un entre les mains du tireur, ce geste le décide. Tous deux s’enfuient en courant et disparaissent de l’écran. Une fraction de seconde plus tard, le tireur fait demi-tour, on le voit resurgir de la droite : il ramasse le sac d’Anne qu’elle a abandonné dans sa fuite et il repart. Cette fois, il ne reviendra pas en arrière. On sait que les deux hommes ont regagné les toilettes et débouché quelques secondes plus tard rue Damiani où leur complice les attendait en voiture.
Anne, elle, ne sait plus où elle en est. Elle tombe, se relève mais elle parvient tout de même, on ne sait pas trop comment, à la sortie de la galerie et arrive dans la rue.
— Il y avait tellement de sang sur elle et elle marchait… On aurait dit un zombie !
D’origine sud-américaine, des cheveux noirs, teint cuivré, une vingtaine d’années. Elle travaille dans le salon de coiffure, juste à l’angle, elle était sortie chercher des cafés.
— Notre machine est tombée en panne, faut aller au café pour les clientes.
C’est la patronne qui explique. Janine Guénot. Solidement plantée face à Verhœven, on dirait une maquerelle, elle en a tous les attributs. Le sens des responsabilités aussi, elle ne laisserait pas une de ses filles causer avec des hommes sur le trottoir sans veiller au grain. Peu importe la raison du déplacement, les cafés, la panne de la machine, Camille balaye ça d’un geste. Enfin, non, pas tout à fait.
Parce qu’à l’instant où Anne fait irruption, la coiffeuse porte un plateau rond avec cinq cafés et elle marche vite, c’est que les clientes, dans ce quartier, sont particulièrement chiatiques, elles ont beaucoup d’argent, être exigeantes, pour elles, c’est comme l’usage d’un droit millénaire.
— Un café tiède, c’est un drame, explique la patronne avec un regard douloureux.
Donc la jeune coiffeuse.
Déjà surprise et intriguée par les deux explosions qu’elle a entendues depuis la rue, elle court sur le trottoir avec son plateau et se trouve nez à nez avec une folle, couverte de sang, qui sort de la galerie commerciale en titubant. Ça lui fait un choc. Les deux femmes se heurtent, le plateau vole, adieu les tasses, les soucoupes, les verres d’eau, la coiffeuse réceptionne tous les cafés sur son tailleur bleu, l’uniforme du salon. Les coups de fusil, les cafés, le temps perdu, passe encore, mais un tailleur de ce prix, merde, cette fois la patronne monte dans les aigus, elle veut montrer les dégâts, ça va, ça va, dit Camille d’un geste, elle demande qui va payer le pressing, ça doit bien être prévu par la loi quand même, ça va, répète Camille.