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Camille pose les mains à plat pour se concentrer. Non, impossible, il lui faut un crayon, un papier. Il esquisse. Il cherche. Ils sont chez elle. Elle est assise sur le canapé-lit, il vient de dire que cet appartement est assez… comment dire, en fait, il est lugubre. Il a cherché un mot qui ne serait pas blessant mais quoi qu’il fasse, une phrase commencée de cette manière, avec un long silence embarrassé, c’est directement la noyade, c’est seulement une question de délai.

— Je m’en fous totalement, dit Anne sèchement. Je voulais me débarrasser de tout.

Le souvenir remonte. Il faut revenir au divorce, ils n’en ont jamais réellement parlé, Camille n’a pas posé de questions.

— Il y a deux ans, dit enfin Anne.

Camille lâche aussitôt son crayon. Un index sur les lignes de procédure, l’autre sur le clavier, il commande une requête concernant le mariage et/ou le divorce en 2005 d’une Anne Forestier, il trie parmi les résultats, sélectionne, élimine tout ce qui sort de sa recherche, reste une Forestier, Anne, née le 20 juillet 1970. Trente-sept ans… Camille consulte : « condamnée pour escroquerie le 27 avril 1998 ».

Anne est fichée.

L’information est si troublante qu’il n’en saisit pas immédiatement toute la portée. Il lâche son crayon. Anne, fichée. Il lit. Condamnation plus récente pour falsification de chèques, faux et usage de faux. Il est tellement assommé qu’il met une grosse poignée de secondes avant de réaliser : Anne Forestier est détenue au centre pénitentiaire de Rennes.

Ce n’est pas Anne mais une autre. Une Forestier, Anne, mais qui n’a rien à voir avec la sienne.

Quoique… Celle-ci a été libérée. Quand ? La fiche est-elle à jour ? Il doit changer de mode opératoire pour savoir comment basculer vers la photo anthropométrique de cette détenue, je suis nerveux, trop nerveux, se dit-il, il lit : « commande F4, valider ». La fille qui apparaît de face et de profil est une femme très grosse et, à l’évidence, asiatique.

Lieu de naissance : Da Nang.

Retour à l’écran. Soulagement. Anne, la sienne, n’est pas connue des services de police. Mais elle est sacrément difficile à trouver.

Camille pourrait respirer un peu mais non, sa poitrine est oppressée, on manque d’air dans cette pièce, il l’a dit mille fois.

Dès qu’elle l’a vu face à elle, Anne s’est effondrée au sol, la balle s’est plantée dans le chambranle, quelques centimètres au-dessus de sa tête. Après celle qui a rebondi sur le poêle en fonte dans un hurlement, la détonation semble presque feutrée mais l’impact dans le bois résonne terriblement.

Anne, à quatre pattes, s’agite frénétiquement pour sortir de la pièce. Affolée. C’est dingue, c’est la même scène exactement que deux jours plus tôt dans le passage Monier. La voici de nouveau à patiner sur le sol avant qu’il parvienne à lui tirer dans le dos…

Elle roule sur elle-même, ses attelles glissent sur la tomette cirée, la douleur ne compte plus, il n’y a plus de douleur, seulement l’instinct.

Une autre balle frôle son épaule droite et se fiche dans la porte. Anne court comme un petit chien, roule de nouveau sur elle-même pour passer le seuil de la pièce. Miraculeusement la voici assise à l’abri, le dos plaqué contre le mur. Est-ce qu’il peut entrer ? Comment ?

Curieusement, elle n’a pas lâché son portable. Elle a dévalé l’escalier, s’est précipitée, elle a couru jusqu’ici sans le lâcher, à la manière de ces enfants qui s’accrochent à une peluche alors qu’autour d’eux pleuvent les bombes et les obus.

Que fait-il ? Elle voudrait regarder mais s’il est en embuscade, elle va prendre la troisième balle dans la tête.

Réfléchir. Vite. Son doigt a déjà recomposé le numéro de Camille. Elle raccroche, elle est seule.

Appeler la police ? Elle est où la police, dans ce bled ? Leur expliquer va prendre un temps fou et s’ils viennent combien de temps vont-ils mettre pour arriver jusqu’ici ?

Dix fois plus qu’il n’en faut à Anne pour mourir. Parce qu’il est là, tout près, de l’autre côté de la cloison.

La solution maintenant, c’est le Caravage.

Drôle d’instrument que la mémoire, maintenant que ses sens sont affûtés comme des lames, tout remonte. Agathe, la fille d’Anne, est étudiante en management. Elle est à Boston. Camille en est certain, Anne a dit qu’elle y était allée (elle venait de Montréal, c’est même là qu’elle a vu une toile de Maud Verhœven), que la ville est très jolie, très européenne, « vieux style », a-t-elle ajouté, sans que Camille comprenne exactement ce qu’elle voulait dire par là, ça lui évoquait vaguement la Louisiane, Camille n’aime pas les voyages.

Il faut recourir à un autre fichier et donc à un autre mode opératoire. Retour à l’armoire, puis la liste des commandes, a priori toujours pas besoin d’autorisation supérieure à celle dont il dispose, le réseau fonctionne vite, université de Boston, quatre mille profs, trente mille étudiants, le résultat est inexploitable, Camille fait le tour par les associations d’étudiants, il copie toutes les listes, les colle dans un fichier dans lequel il dispose d’un instrument de recherche sur le nom.

Aucune Forestier. Elle est mariée, sa fille ? Porte-t-elle le nom de son père ? Le plus sûr est de rechercher avec le prénom. Des Agata, des Agatha mais seulement deux Agathe, une Agate. Trois CV.

Agathe Thomasson, vingt-sept ans, canadienne. Agate Leandro, vingt-trois ans, argentine. Agathe Jackson, américaine. Pas une seule Française.

Pas d’Anne. Maintenant, pas d’Agathe.

Camille hésite à lancer une requête concernant le père d’Anne.

— Il s’était fait élire trésorier d’une quarantaine d’associations. Il a vidé les quarante comptes le même jour, personne ne l’a jamais revu.

En racontant ça, Anne riait mais c’était un drôle de rire. Avec aussi peu d’éléments, ce sera difficile : il était commerçant, que vendait-il ? Où habitait-il ? À quand remontent les faits ? Il y a trop d’inconnues.

Reste Nathan, le frère d’Anne.

Impossible qu’un chercheur (en quoi, déjà, astrophysique, quelque chose comme ça), qui, par définition, a publié, soit introuvable sur le Net. Respiration difficile. La requête met du temps.

Aucun chercheur de ce nom, nulle part. Le plus proche est un Nathan Forest, néo-zélandais, âgé de soixante-treize ans.

Camille change encore d’angle plusieurs fois, il essaye Lyon, Paris, les agences de voyages… Lorsqu’il lance une ultime recherche sur le téléphone fixe d’Anne, son picotement entre les épaules a cessé. Il sait déjà. C’est quasiment une certitude.

Ce numéro est sur liste rouge, il faut faire le tour, c’est fastidieux mais ça n’a rien de compliqué.

Nom de l’abonné : Maryse Roman. Adresse : 26, rue de la Fontaine-au-Roi. En clair, l’appartement qu’occupe Anne appartient à sa voisine et tout est à son nom parce que tout lui appartient, le téléphone, les meubles, et sans doute même la bibliothèque avec ce méli-mélo de livres dont l’entassement ne répond à aucune logique.

Anne loue l’ensemble meublé.

Camille pourrait faire la démarche, envoyer quelqu’un pour vérifier, mais ce n’est plus la peine. Rien n’appartient à ce fantôme qu’il connaît sous le nom d’Anne Forestier. Il a beau retourner la question dans tous les sens, il parvient toujours à la même conclusion.

En réalité, Anne Forestier n’existe pas.

Après qui Hafner court-il donc ?

Anne pose le téléphone au sol, il va falloir ramper, elle le fait avec les coudes, lentement, si elle pouvait se fondre dans le carrelage… Le grand tour du salon. Et voici la petite desserte sur laquelle Camille a laissé le code.