Le boîtier de l’alarme est situé près de la porte d’entrée.
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Dès que l’alarme commence à hurler, Anne plaque ses mains sur ses oreilles et instinctivement elle se met à genoux, comme si la sirène n’était que la poursuite du tir à balles réelles sous une autre forme. Elle est puissante, elle vous vrille la tête.
Où est-il ? Bien que tout en elle y résiste, elle se relève lentement et tente un regard. Personne. Elle décolle légèrement ses mains mais la sirène est trop puissante, elle l’empêche de se concentrer, de réfléchir. Les paumes plaquées aux oreilles, elle s’avance jusqu’à la baie vitrée.
Parti ? La gorge d’Anne ne parvient pas à se desserrer. Ce serait trop simple. Il ne peut pas s’être ainsi enfui. Aussi vite.
Camille entend à peine la voix de Louis qui vient de glisser la tête dans le bureau, il a frappé mais personne ne répondait.
— Le juge Pereira passe vous voir…
Camille n’est pas encore entièrement sorti de son hébétude. Il faudrait du temps, il faudrait être très intelligent, rigoureux, rationnel, détaché pour comprendre, pour tirer les bonnes leçons, il faudrait tout un tas de qualités que Camille n’a pas.
— Quoi ? demande-t-il.
Louis répète. Bien, murmure Camille en se levant. Il attrape sa veste.
— Ça va ? demande Louis.
Camille n’écoute pas. Il vient d’exhumer son portable. Un message s’affiche. Anne a appelé ! Il appuie précipitamment sur la touche, appelle la boîte vocale. Dès les premiers mots, « Il est ici ! Réponds-moi, je t’en supplie…! », il est à la porte, il dépasse et bouscule Louis, il est dans le couloir, traverse le palier en trombe, l’escalier, l’étage du dessous, il manque de bousculer une femme, c’est la divisionnaire Michard, accompagnée du juge Pereira, ils montent justement pour le voir, lui parler, le juge ouvre la bouche, Camille ne marque même pas une milliseconde d’arrêt, en dévalant l’escalier il lance :
— Plus tard, je vous expliquerai !
— Verhœven ! hurle la divisionnaire Michard.
Mais il est déjà en bas, à sa voiture. La portière claque, le bras gauche passe par la vitre baissée à l’instant où le véhicule entame une marche arrière pour poser le gyrophare sur le toit, déjà la sirène et pleins phares, il sort en trombe, un képi siffle pour arrêter la circulation, le laisser passer.
Camille emprunte la voie des bus, des taxis, il recompose le numéro d’Anne. Le haut-parleur à fond.
Réponds, Anne !
Réponds !
Anne s’est levée. Elle attend un long moment. Cette absence est inexplicable. C’est peut-être une ruse mais les secondes s’égrènent et rien. La sirène vient de cesser laissant la place à un silence rempli de vibrations.
Anne s’avance jusqu’à la baie vitrée, elle reste de biais, à demi protégée, prête à se reculer. Il ne peut pas s’être ainsi enfui. Aussi vite. Aussi soudainement.
À cet instant précis, il surgit devant elle.
Anne recule d’un pas, terrifiée.
Ils sont à moins de deux mètres l’un de l’autre, de chaque côté de la baie vitrée.
Il ne porte pas d’arme, il la regarde dans les yeux, s’approche d’un pas. S’il tendait le bras, il toucherait la vitre. Il sourit, hoche la tête. Anne fixe ses yeux. Elle fait un pas en arrière. Il montre ses mains ouvertes, comme Jésus dans un tableau que Camille lui a fait voir. Les yeux dans les yeux, les mains grandes ouvertes. Il les lève en l’air et tourne lentement sur lui-même, comme si elle le tenait en joue.
Vois, je ne suis pas armé.
Et lorsque après un tour complet il est de nouveau face à elle, il sourit, plus largement encore, les mains toujours offertes, engageant.
Anne reste sans bouger. On dit cela des lapins, qu’ils sont hypnotisés par les phares de voiture, qu’ils restent ainsi, tétanisés, à attendre la mort.
Sans la quitter des yeux, il fait un pas, deux, s’avance lentement jusqu’à la poignée de la baie vitrée sur laquelle il pose la main, très doucement, on sent qu’il ne veut pas l’affoler, d’ailleurs Anne ne bouge toujours pas, elle le regarde, sa respiration s’accélère, son cœur reprend ses palpitations sourdes, lourdes, douloureuses. Il ne bouge plus, même son sourire s’est figé, il attend.
Il faudra bien en finir, se dit Anne, on est presque au bout du chemin.
Elle tourne la tête vers le sol de la terrasse. Elle n’avait pas vu qu’il avait déposé par terre son blouson de cuir, la crosse de son pistolet y est visible, ostensible, et sortant d’une autre poche, le manche d’un poignard. On dirait les dépouilles d’un soldat romain. Il enfonce les mains dans ses poches et les ressort lentement, exhibant la doublure, vois, rien dans les mains, rien dans les poches.
Deux pas à faire. Elle a déjà fait tellement. Lui n’a pas bougé d’un cil.
Elle se décide enfin, d’un coup, comme elle se jetterait dans les flammes. Un pas, la difficulté de tourner le loquet avec ces attelles, sans compter qu’elle n’a plus aucune poigne.
Dès que le loquet cède, que la porte est libre, qu’il n’a plus qu’un pas à faire pour entrer, elle se recule vivement, met la main sur sa bouche, comme si elle prenait soudain conscience de ce qu’elle vient de faire.
Anne garde les bras le long du corps. Il entre. C’est plus fort qu’elle :
— Salaud ! (Elle hurle.) Salaud, salaud, salaud…
En marchant à reculons, à gorge déployée, l’insulte mêlée de larmes qui remontent de loin, du ventre, salaud, salaud.
— Oh là là…
Visiblement, il trouve ça fatigant. Il fait trois pas, l’air curieux et intéressé d’un visiteur, d’un agent immobilier, pas mal la mezzanine, pas mal la lumière… Anne, à bout de souffle, s’est réfugiée près de l’escalier qui conduit à l’étage.
— Ça va mieux ? demande-t-il en se retournant vers elle. T’es calmée ?
— Pourquoi vous voulez me tuer ? hurle Anne.
— Mais… où tu as été chercher ça !
Vraiment contrarié, outragé presque.
Anne est éperdue, toute sa peur, toute sa colère se déversent, sa voix est haut perchée, elle ne met plus sa main retournée devant sa bouche, plus de retenue, de la haine seulement, mais en même temps elle a peur de lui, qu’il la frappe de nouveau, elle recule…
— Vous essayez de me tuer !
Il souffle, fatigué d’avance… C’est pénible. Anne poursuit :
— C’était pas prévu comme ça !
Cette fois, il hoche la tête, désespéré devant une telle naïveté.
— Mais si !
Il faut vraiment tout lui expliquer. Mais Anne n’en a pas fini.
— Non ! Vous deviez juste me bousculer ! C’est ce que vous aviez dit : « Je vais te bousculer un peu » !
— Mais… (Il en a le souffle coupé, de devoir expliquer des choses aussi élémentaires.) Mais il fallait que ce soit crédible ! Tu comprends ça ? Cré-dible !
— Vous me poursuivez partout !
— Oui, mais attention ! C’est pour la bonne cause…
Il rigole. La fureur d’Anne en est décuplée.
— C’était pas convenu comme ça, enfoiré !
— Bon, je ne t’ai pas donné tous les détails, c’est vrai… Et puis ne me traite pas d’enfoiré parce que je vais t’en retourner une, moi, ça va pas traîner.
— Depuis le début vous voulez me tuer !
Cette fois, la colère le saisit.
— Te tuer ? Alors ça, ma petite, certainement pas ! Si j’avais vraiment voulu te tuer, je peux t’assurer qu’avec les occasions que j’ai eues, tu ne serais pas là pour en parler. (Il lève l’index en l’air, pour souligner.) Avec toi, j’ai fait de l’effet, c’est très différent ! Et crois-moi, c’est beaucoup plus difficile qu’on croit. Je t’assure que rien qu’à l’hôpital, pour effrayer ton flic sans faire rappliquer la Garde nationale, c’était du boulot, ça demande du savoir-faire !