L’argument porte. Il la met hors d’elle.
— Vous m’avez défigurée ! Vous m’avez cassé les dents ! Vous…
Il fait une petite grimace compatissante.
— Ça, je dois dire, t’es pas belle à voir. (Il peine à retenir son rire.) Mais ça va s’arranger, on fait des trucs très bien maintenant. Tiens, pour devant, si je touche le pactole, je t’offre deux dents en or. Ou en argent, ce que tu préfères, tu choisis. Si tu veux trouver un mari, pour le devant, comme ça, je conseille plutôt les dents en or, c’est plus chic…
Anne s’est effondrée, à genoux, recroquevillée sur elle-même. Les larmes ne montent plus, seulement la haine.
— Je vous tuerai un jour…
Il rit.
— Et rancunière, avec ça… Tu dis ça parce que tu es en colère. (Il marche dans le salon, comme s’il était chez lui.) Non, non, fait-il d’une voix plus grave, crois-moi, si tout se passe bien, tu vas te faire retirer tes points de suture, tu vas te faire poser des dents en plastique et tu vas rentrer sagement chez toi.
Il s’arrête et regarde, au-dessus de lui, la mezzanine, l’escalier.
— C’est pas mal ici. C’est bien arrangé, hein ? (Il regarde sa montre.) Bon, tu m’excuseras… je vais pas pouvoir rester.
Il s’avance. Elle se plaque aussitôt contre le mur.
— Mais je ne vais pas te toucher !
Elle hurle :
— Foutez le camp !
Il fait signe que oui, mais il est absorbé par autre chose, il est au bas de l’escalier, il regarde la première marche, se retourne vers l’impact de la balle dans la vitre.
— Je suis vraiment bon, hein ? (Il se tourne vers Anne, satisfait, il aimerait la convaincre.) Je t’assure, c’est très difficile à faire ! T’imagines pas !
Il trouve blessant qu’on ne rende pas hommage à son habileté.
— Barrez-vous…!
— Oui, t’as raison. (Coup d’œil circulaire. Satisfait.) Je crois qu’on a fait tout ce qu’on pouvait. On fait une bonne équipe, hein ? Maintenant (il désigne les impacts un peu partout dans la pièce), ça devrait rouler ou je ne m’y connais pas.
Quelques enjambées décidées, il est au seuil de la terrasse.
— Dis donc, pas courageux les voisins ! Ça pourrait sonner toute la journée, pas un rat pour venir voir de quoi il retourne. Remarque, c’était pas difficile à prévoir, c’est pareil partout. Allez…
Il sort sur la terrasse, ramasse son blouson, plonge sa main dans la poche intérieure et revient.
— Ça, dit-il en jetant une enveloppe en direction d’Anne, tu l’utilises seulement si tout se passe comme prévu. Et tu as sacrément intérêt à ce que ça se passe comme prévu. Dans tous les cas, tu ne pars pas sans mon autorisation, on s’est bien compris ? Sinon, ce que tu as vécu jusqu’ici, tu peux le considérer comme un acompte.
Il n’attend pas la réponse. Disparaît.
À quelques mètres, le téléphone portable d’Anne sonne et vibre sur le carrelage. Après la sirène d’alarme, cette sonnerie apparaît aigrelette, comme celle d’un téléphone d’enfant.
C’est Camille. Répondre.
« Tu fais comme je t’ai dit et tout ira bien. »
Anne appuie sur le bouton. Elle ne fait même pas semblant d’être épuisée.
— Il est parti…, dit-elle.
— Anne ? hurle Camille. Qu’est-ce que tu dis ? Anne ?
Camille est affolé, sa voix n’a plus de couleur.
— Il est venu, dit Anne. J’ai déclenché l’alarme, il a eu peur, il est reparti…
Camille l’entend mal. Il éteint la sirène du gyrophare.
— Tu vas bien ? Je suis en route, tu vas bien, dis-moi…!
— Ça va, Camille (elle élève la voix), tout va bien maintenant.
Camille ralentit, il souffle. À l’angoisse succède la fièvre. Il voudrait déjà être là-bas.
— Qu’est-ce qui s’est passé, dis-moi !
Anne, les genoux dans les bras, pleure.
Elle voudrait mourir.
10 h 30
Camille s’est un peu calmé, il a éteint et remisé le gyrophare. Il a beaucoup d’éléments à synthétiser et il est encore bombardé par les émotions, incapable de mettre de l’ordre…
Depuis deux jours, il avance sur une planche instable, un ravin de chaque côté. Et Anne vient d’en creuser un autre, juste sous ses pieds.
Alors qu’il est probablement en train de jouer sa carrière, que depuis deux jours la femme qui est dans sa vie est menacée d’être tuée à trois reprises, qu’il vient de découvrir qu’elle vit près de lui sous un faux nom, qu’il ne sait plus quelle place exacte elle occupe dans cette histoire, il devrait se poser des questions de stratégie, raisonner, mais son esprit est monopolisé par une seule question qui définit l’importance de toutes les autres : qu’est-ce qu’Anne fait dans sa vie ?
Non, pas une seule question, il y en a une seconde : qu’elle ne soit pas Anne, qu’est-ce que ça change ?
Il remonte leur histoire à tous deux, ces soirées à se chercher, à se toucher à peine puis à se rouler dans les draps… En août, elle le quitte, une heure plus tard, il la trouve dans l’escalier, une simple manœuvre de sa part ? Une habileté ? Les mots, les caresses, les embrassades, les heures et les jours, manipulation pure et simple ?
Tout à l’heure, il va se trouver face à celle qui se fait appeler Anne Forestier, avec qui il dort depuis plusieurs mois et qui lui ment depuis le premier jour. Il ne sait pas quoi penser, il est vidé, comme s’il sortait d’une essoreuse.
Quel rapport y a-t-il entre la fausse identité d’Anne et cette affaire du passage Monier ?
Et surtout que fait-il, lui, dans cette histoire ?
Mais ce qui est l’essentiel : quelqu’un essaye de tuer cette femme.
Il ne sait plus qui elle est mais il a une certitude. C’est à lui de la protéger.
Lorsqu’il entre dans la maison, Anne est toujours assise au sol, le dos collé à la porte de l’évier, les bras enserrant ses genoux.
Dans son trouble, Camille en avait oublié la femme qu’elle est devenue. Pendant tout le trajet, c’est l’autre Anne, celle du début, qu’il avait en tête, jolie et rieuse, avec ses yeux verts et ses fossettes. Avec ces points de suture, cette peau jaune, ces bandages, ces attelles salies, la retrouver ainsi défigurée le frappe. Le choc est presque le même que celui qu’il a ressenti, deux jours plus tôt, lorsqu’il l’a découverte dans sa chambre des urgences.
Aussitôt, il perd pied, saisi de compassion. Anne ne bouge pas, ne le regarde pas, les yeux fixés sur un point obscur, comme hypnotisée.
— Ça va, mon cœur ? demande Camille en s’approchant.
Vous diriez qu’il veut apprivoiser un animal. Il s’agenouille près d’elle, la prend contre lui comme il peut, avec sa taille, forcément, ce n’est pas facile, il prend son menton, la contraint à relever le visage vers lui et lui sourit.
Elle le regarde comme si elle découvrait maintenant seulement sa présence.
— Oh, Camille…
Elle avance sa tête vers lui, la pose dans le creux de son épaule.
La fin des temps peut arriver.
Mais la fin des temps n’est pas encore pour maintenant.
— Dis-moi…
Anne regarde à droite, à gauche, difficile de savoir si elle est émue ou si elle ne sait pas par où commencer.
— Il était seul ? Ils étaient plusieurs ?