Выбрать главу

— Non, tout seul…

Sa voix est grave, vibrante.

— C’est celui que tu as reconnu sur les photos ? Hafner, c’est bien lui ?

Oui. Anne se contente d’un mouvement de tête. Oui, c’est lui.

— Raconte-moi ce qui s’est passé.

Tandis qu’Anne raconte (ce sont juste des mots entrecoupés, jamais de vraies phrases), Camille recompose la scène. Le premier tir. Il tourne la tête vers les morceaux de verre qui jonchent le sol à l’emplacement où se trouvait la table basse, les morceaux de merisier qu’on dirait déchiquetés par une tempête. Tout en écoutant, il se lève, s’avance jusqu’à la baie vitrée, le trou de la balle est situé trop haut pour qu’il le touche, il imagine la trajectoire.

— Continue…, dit-il.

Le voici au mur, puis il revient vers le poêle, pose l’index sur l’impact de la balle, cherche à nouveau, regarde de loin le large trou dans le mur, se dirige ensuite vers l’escalier. Il demeure là un long moment, la main posée sur ce qui reste de la première marche, il regarde vers le haut de l’escalier, pensif, se retourne vers l’endroit d’où le tir est parti, de l’autre côté de la pièce, puis il monte sur la deuxième marche.

— Et après ? demande-t-il en redescendant.

Il quitte la pièce, il passe à la salle de bain. La voix d’Anne est lointaine maintenant, à peine audible. Camille recompose toujours la scène, il est chez lui mais il s’agit d’une scène de crime. Et donc : hypothèses, constatations, conclusions.

La fenêtre entrouverte. Anne arrive dans la pièce, Hafner l’attend de l’autre côté, le bras entier passé par la vitre, il brandit dans sa direction son arme munie d’un silencieux. Au-dessus de lui, Camille découvre l’impact de la balle dans le chambranle, il revient au salon.

Anne s’est tue.

Il va chercher un balai sous l’escalier et pousse hâtivement les morceaux de verre et de bois de la table basse contre le mur. Il époussette rapidement le canapé. Fait chauffer de l’eau.

— Viens…, dit-il enfin. C’est fini…

Ils sont assis, Anne blottie contre lui, ils sirotent ce que Camille appelle du thé, franchement mauvais, Anne n’en fera pas une affaire.

— Je vais t’emmener ailleurs.

Anne fait non de la tête.

— Pourquoi ?

Peu importe, pour elle, c’est non. Les impacts de balles dans la vitre, dans la porte, dans la marche d’escalier, la table basse du salon explosée, tout exprime pourtant l’imprudence de cette décision.

— Je pense qu…

— Non, coupe Anne.

Ça règle la question. Camille se dit qu’Hafner n’a pas réussi à entrer dans la maison, il est peu probable qu’il s’y risque de nouveau dans la journée. Demain, on avisera. Déjà des années sont passées en trois jours, alors vous pensez, demain…

Et ce qui change aussi, c’est que Camille est enfin arrivé au coup suivant.

Il lui a fallu du temps, le temps nécessaire à tout boxeur sonné pour se relever, pour revenir dans le match.

Maintenant, il n’est pas loin d’y être.

Il n’a plus besoin que d’une heure ou deux. Pas beaucoup plus. En attendant, il va refermer la maison, revérifier les issues, laisser Anne ici.

Ils ne parlent plus. Seules les vibrations du portable de Camille viennent interrompre le cours de leurs pensées, les appels n’arrêtent pas. Pas besoin de regarder, on sait de qui il s’agit.

C’est une impression étrange de tenir ainsi contre soi une femme inconnue qu’on connaît si bien. Il faudrait poser des questions mais ce sera pour plus tard. Défaire l’écheveau d’abord.

La fatigue prend Camille. Avec ce ciel bas, cette forêt devant, cette maison lourde et lente transformée en blockhaus, le corps lesté de ce mystère contre lui, il dormirait toute la journée s’il s’écoutait. Mais c’est Anne qu’il écoute, sa respiration, le bruit de sa bouche qui achève de boire son thé, son silence, cette pesanteur muette qui s’est installée entre eux.

— Tu vas le retrouver ? demande enfin Anne à voix basse.

— Oh oui.

La réponse est venue sans effort, l’expression d’une conviction si intime, si forte qu’Anne elle-même en est impressionnée.

— Tu me le diras tout de suite, n’est-ce pas ?

Pour Camille, le sous-texte de chaque question ferait, à lui seul, un roman. Il fronce les sourcils : pourquoi ?

— J’ai envie d’être rassurée, tu peux comprendre ?

Anne a élevé la voix et cette fois, pas de main devant sa bouche, la gencive avec les dents cassées exhibée, comme une gifle.

— Évidemment…

Pour un peu, il s’excuserait.

Leurs silences tombent enfin d’accord. Anne s’est assoupie. Camille n’a pas les mots, il lui faudrait un crayon, il dessinerait, en quelques traits, leur solitude en commun, chacun d’eux est à une extrémité de son histoire, ils sont ensemble et séparés. Inexplicablement, il ne s’est jamais senti plus près d’elle, une obscure solidarité l’attache à cette femme. Il s’esquive doucement, pose délicatement la tête d’Anne sur le canapé et se lève.

Allons. Il faut maintenant aller chercher le fin mot.

Il monte l’escalier avec une lenteur d’Indien, il connaît chaque marche, chaque craquement, il ne fait aucun bruit, et de plus il ne pèse pas bien lourd.

En haut, la chambre est mansardée, le toit chute selon une pente vertigineuse, l’extrémité de la pièce n’est haute que de quelques dizaines de centimètres. Camille s’allonge sur le sol, rampe jusqu’aux confins du lit, jusqu’à un panneau de bois qui bascule vers soi et qui permet d’accéder aux solives du toit, c’est une trappe de visite. L’intérieur est noir de poussière, de toiles d’araignée, y passer la main c’est une aventure, Camille y passe le bras, cherche à tâtons, rencontre le plastique, le saisit et le tire vers lui. Un sac poubelle gris enveloppant un épais dossier fermé par des élastiques. Il ne l’a pas ouvert depuis…

Il sera dit que cette histoire le place sans cesse en face de ce qu’il redoute.

Il cherche autour de lui, retire la taie de l’oreiller, y enfourne soigneusement le sac plastique dont la saleté, comme de la cendre, s’élève en nuage au moindre mouvement. Il se relève, emporte le tout, redescend avec mille précautions.

Quelques minutes plus tard, il laisse un mot à Anne. « Repose-toi. Appelle-moi quand tu veux. Je reviens très vite. » Je vais te mettre à l’abri, non, ça, il n’ose pas l’écrire. Après quoi il fait le tour de la maison, essaye toutes les poignées, vérifie toutes les fermetures.

Avant de sortir, de loin, il regarde le corps d’Anne, allongé sur le canapé. Ça lui serre le cœur de la laisser. Il lui est difficile de partir mais impossible de rester.

Allons. L’énorme dossier sous le bras, enveloppé dans la taie d’oreiller à rayures, Camille traverse enfin la cour, avance vers la forêt, là où il a garé la voiture.

Puis il se retourne. On dirait que la maison silencieuse est posée sur un plateau, au milieu de la forêt, comme le sujet d’une vanité du XVIIe siècle, un coffret. Il pense à Anne endormie.

Mais en fait, lorsque sa voiture, au ralenti, quitte la cour et s’enfonce dans la forêt, Anne, allongée sur le canapé, a les yeux grands ouverts.

11 h 30

À mesure que Paris se rapproche, le paysage mental de Camille se simplifie. Ce n’est pas plus clair mais il sait maintenant où poser les points d’interrogation.

L’urgence est de se poser les bonnes questions.

Au cours d’un hold-up, un tueur saisit cette femme qui se fait appeler Anne Forestier. Il la traque, il veut la tuer et vient la pourchasser jusqu’ici.