Quel rapport entre l’identité cachée d’Anne et ce braquage ?
Tout se passe comme si elle était tombée là par hasard, qu’elle venait simplement chercher une montre commandée pour Camille mais les deux événements, aussi éloignés qu’ils semblaient l’être, sont liés. Étroitement.
Existe-t-il deux choses qui ne sont pas liées ?
Par Anne, Camille n’a pas trouvé la vérité, il ne sait même pas qui elle est en réalité. Il lui faut maintenant partir d’ailleurs. De l’autre extrémité du fil.
Sur son portable, trois appels de Louis, qui n’a pas laissé de message, ce qui est dans son style. Juste un SMS : « Besoin d’aide ? » Un jour, quand il en aura fini avec tout ça, Camille proposera à Louis de l’adopter.
Et trois messages de Le Guen qui reviennent tous à la même chose. Mais la tonalité évolue, la voix de Jean s’éteint de message en message, ils sont de plus en plus courts. Et de plus en plus prudents. « Écoute, il faut absolument que tu me rapp… », Camille zappe. « Bon… Pourquoi tu ne…? » Camille zappe. Dans le dernier, Le Guen est grave. En réalité, il est malheureux : « Si tu ne m’aides pas, je ne peux pas t’aider. » Camille zappe.
Son esprit évacue tout ce qui le gêne et continue à fonctionner sur sa lancée. Rester concentré sur l’essentiel.
Tout se complique singulièrement.
La perspective vient de changer brutalement parce qu’il y a ces dégâts étonnants dans la maison.
Spectaculaires bien sûr, mais sans être un expert en balistique, on se pose forcément des questions.
Anne est seule derrière une baie vitrée de vingt mètres de large. De l’autre côté, un homme motivé, habile, parfaitement équipé. Qu’il ne parvienne pas à aligner Anne proprement, c’est de la déveine. Mais qu’ensuite, fenêtre ouverte, bras tendu, à six mètres, il n’arrive pas à lui loger une balle dans la tête, cette fois, c’est préoccupant. On peut même dire que depuis le passage Monier, ça confine à la malédiction. Joue-t-il donc à ce point de malchance depuis le début ? Une poisse pareille, c’est à peine croyable…
On est même en droit de penser que pour parvenir à ne pas tuer Anne avec autant de chances de le faire, il faut être un excellent tireur. Dans l’entourage de Camille, il n’y en a jamais eu beaucoup.
Et quand on se pose cette question, on se pose forcément toutes les autres.
Par exemple : comment est-on venu traquer Anne jusqu’à Montfort ?
La nuit précédente Camille a fait ce même chemin, dans l’autre sens, depuis Paris. Anne, épuisée, s’est endormie dès le début du voyage, elle ne s’est réveillée qu’à l’arrivée.
Même la nuit sur le boulevard périphérique, sur l’autoroute, la route nationale, il y a toujours beaucoup de monde. Mais Camille s’est arrêté deux fois, il a attendu plusieurs minutes, il a observé la circulation puis il a achevé le trajet par un chemin détourné, empruntant trois routes secondaires sur lesquelles les phares se voient de loin.
Il y a là une répétition inquiétante : il a conduit les tueurs jusqu’à Ravic en procédant à la rafle chez les Serbes, puis il les a conduits vers Anne en l’amenant à Montfort.
C’est l’hypothèse la plus plausible. Du moins, c’est ce qu’on veut lui faire croire. Parce que maintenant qu’il sait qu’Anne n’est pas Anne, que cette histoire n’est pas du tout celle à laquelle il a cru jusqu’à présent, les hypothèses les plus solides deviennent les moins plausibles.
Camille en est certain, il n’a pas été suivi. Ce qui veut dire qu’on est venu chercher Anne à Montfort parce qu’on savait qu’elle s’y rendrait.
Il faut donc envisager une autre solution. Et cette fois, elles se comptent sur les doigts de la main.
Chaque solution est un nom, celui d’un proche. Suffisamment proche de Camille pour connaître Montfort. Pour savoir qu’il est un intime de cette femme passée à tabac dans le passage Monier.
Pour savoir qu’il allait l’amener ici pour la mettre à l’abri.
Camille gratte, creuse mais il a beau chercher encore et encore, des noms, il n’y en a pas vingt. Si l’on excepte Armand, parti en fumée quarante-huit heures plus tôt, la liste est même bien courte.
Et Vincent Hafner, qu’il n’a jamais vu, n’en fait pas partie.
Cette conclusion est abyssale pour Camille.
Il était déjà sûr qu’Anne n’est pas Anne. Il est maintenant certain qu’Hafner n’est pas Hafner.
C’est comme si toute l’enquête se réinitialisait.
Retour à la case départ.
Et pour Camille, après tout ce qu’il a déjà fait, ça revient quasiment à un billet pour la case prison.
Il est de nouveau sur la route, le flicaillon, à faire des allers-retours de Paris jusqu’à sa maison de campagne, on dirait un écureuil dans son tourniquet. Un hamster. Il s’agite, j’espère que ça va finir par payer. Pas pour lui, évidemment, pour lui je pense même que c’est plié, il est dans la nasse, il ne va pas tarder à en avoir la confirmation. Malgré sa taille, il va tomber de haut. Non, j’espère que ça va payer pour moi.
Maintenant plus question que ça m’échappe.
La fille a fait ce qu’il fallait, on peut même reconnaître qu’elle a payé de sa personne, rien à dire. Ce sera serré mais pour le moment, tout marche comme sur des roulettes.
À moi de conclure. Avec mon ami Ravic, j’ai fait un bon tour de chauffe. S’il était encore de ce monde, il pourrait en témoigner, bien que, vu le nombre de doigts qui lui restait à la fin, il n’aurait pas pu jurer sur la Bible.
En y repensant, avec lui, j’ai été gentil, j’ai même fait preuve de compassion. Lui coller une balle dans la tête, c’était quasiment de la charité. Décidément, les Serbes, c’est comme les Turcs, ils ne savent pas dire merci. C’est dans leur culture. Ils sont comme ça. Et ils se plaignent d’avoir des ennuis.
On va passer aux choses sérieuses. D’où il est (je ne sais pas s’il y a un paradis pour les braqueurs serbes, mais certainement, il y en a bien un pour les terroristes), Ravic va être content. Il va prendre une revanche post-mortem parce que je me sens des envies de désosser tout vif. Il me faut un peu de chance, jusqu’ici je n’en ai pas eu besoin, je dois avoir du crédit là-haut auprès des instances décisionnaires.
Et si Verhœven fait son boulot, ça ne va pas traîner.
Pour le moment, je vais rejoindre mon havre de paix, me requinquer un peu parce qu’il va falloir agir très vite.
Mes réflexes sont un peu émoussés mais ma motivation est intacte, c’est l’essentiel.
12 h 00
Dans la salle de bain, Anne regarde à nouveau sa gencive, ce trou, cette laideur. Elle est entrée à l’hôpital sous un faux nom, elle ne pourra pas récupérer son dossier médical, les radios, les analyses, les diagnostics, il va falloir tout recommencer. Tout reprendre à zéro, dans tous les sens du terme.
Il prétend qu’il n’a pas voulu la tuer parce qu’il a besoin d’elle. Il peut dire ce qu’il veut, elle n’en croit pas un mot. Anne aurait fait l’affaire aussi bien morte que vivante. Il l’a frappée si violemment, avec un tel acharnement… Il peut soutenir que c’était nécessaire à sa démonstration, elle n’a pas de doute, il a pris un tel plaisir à la frapper ainsi, s’il avait pu la démolir davantage encore, il l’aurait fait.
Elle trouve, dans l’armoire à pharmacie, des petits ciseaux à bouts pointus et une pince à épiler. Le médecin, le jeune Indien, lui a assuré que c’était une plaie peu profonde, il pensait retirer les points de suture après une dizaine de jours, elle veut le faire tout de suite. Elle a aussi trouvé une loupe dans un tiroir du bureau de Camille mais deux instruments de fortune dans une pièce mal éclairée, pour ce genre de travail, ce n’est pas l’idéal. Sauf qu’elle ne veut pas attendre. Et cette fois, ce n’est pas sa manie du nettoyage. C’est ce qu’elle disait à Camille du temps qu’ils étaient ensemble, qu’elle voulait nettoyer. Pas cette fois. Contrairement à ce qu’il pensera après, quand tout sera fini, elle lui a très peu menti. Le minimum. Parce que c’était Camille, qu’il est difficile de lui mentir. Ou trop facile, ça revient au même.