Anne s’essuie d’un revers de manche, déjà que retirer des points de suture toute seule ce n’est pas simple, si en plus elle a les yeux embués… Il y a onze points. Elle tient la loupe dans la main gauche, les ciseaux dans la main droite. De près, ces petits fils noirs ressemblent à des insectes. Elle glisse la pointe sous le premier nœud, la douleur est immédiate, aiguë, pointue comme les ciseaux. Normalement, ça ne devrait pas faire mal, c’est que la plaie n’est pas refermée. Ou qu’elle s’infecte. Il faut pousser la pointe assez loin pour parvenir à couper les liens, Anne grimace, un coup sec, le premier insecte vient de mourir, il ne reste plus qu’à le retirer. Ses mains tremblent. Le fil résiste, encore collé sous la peau, avec la pince à épiler il faut tirer malgré le tremblement. Il cède enfin, son glissement sous la plaie provoque une sale impression, Anne scrute aussitôt mais elle ne voit rien encore, elle s’attaque au deuxième fil, elle est tellement tendue, nerveuse qu’elle doit s’asseoir, respirer un peu…
De retour devant la glace, elle triture la blessure en grimaçant, voici le deuxième fil, puis le troisième. Elle les retire beaucoup trop tôt, à travers la loupe la plaie est encore rouge, pas refermée. Le quatrième fil est un résistant, plus soudé à la chair que les précédents, mais la volonté d’Anne est inébranlable, elle gratte avec la pointe du ciseau, serre les dents, réussit à passer dessous, l’attrape, le manque, recommence, la plaie se met à saigner, rouverte, le fil cède enfin, elle tire dessus, maintenant la plaie saigne ouvertement, rose en haut et rouge en bas, des gouttes de sang grosses comme des larmes, les fils suivants rendent l’âme à leur tour et glissent sous la peau, elle jette les cadavres dans le lavabo et, pour les derniers, Anne fait ça un peu à l’aveuglette parce que le sang qu’elle essuie remonte tout de suite à la surface, elle ne s’arrête que lorsque tous les fils sont partis. Le sang coule. Coule. Sans réfléchir, elle attrape dans la petite armoire le flacon en plastique d’alcool à quatre-vingt-dix, pas de compresse, la main en soucoupe, l’alcool dedans et l’application directement comme ça, à la main.
Le mal que ça fait… Anne hurle et tape violemment du poing sur le lavabo, ses doigts, mal protégés par les attelles qui se relâchent, la font hurler de nouveau. Mais aujourd’hui ce hurlement est à elle, il lui appartient, personne n’est venu le lui arracher.
Une seconde fois, la main, l’alcool directement sur le visage avec la paume. Anne s’appuie des deux mains sur les bords du lavabo, près de défaillir, mais elle tient bon.
Puis, quand la douleur se calme, une compresse imbibée d’alcool, serrée fort sur la joue. Quand elle la soulève, le pansement exhibe une plaie boursouflée, laide, qui continue à saigner un peu.
Une cicatrice qui va rester. Rectiligne, tout en travers de la joue. Pour un homme, on dit une balafre. Difficile de savoir ce qui restera mais pas difficile de comprendre que ça ne partira plus jamais.
C’est définitif.
Et s’il fallait creuser la plaie au couteau, elle le ferait.
Parce qu’elle veut se souvenir de tout ça. Toujours.
12 h 30
Le parking des urgences est toujours aussi bondé. Cette fois, pour avoir le droit d’y entrer, Camille est obligé d’exhiber sa carte.
La standardiste est épanouie comme une rose. Une rose passablement défraîchie mais qui force la sympathie.
— Alors, elle s’est sauvée ?
Comme si elle savait l’importance que ça revêt pour le commandant Verhœven, elle fait une petite moue chagrine, qu’est-ce qui s’est passé, ça a dû vous faire un coup, c’est un échec pour la police, non ? Camille veut s’en débarrasser mais ce n’est pas aussi facile qu’il l’espère.
— Et sa prise en charge ?
Camille revient sur ses pas.
— C’est pas mon rayon, remarquez bien, mais quand une patiente prend la tangente et qu’on n’a même pas son numéro de sécurité sociale pour facturer son passage, je peux vous dire, là-haut, ça s’agite. Et les chefs, ils tombent sur le râble de tout le monde, responsable ou pas responsable, ils ne font pas de distinction, j’ai eu ma dose, moi aussi… C’est pour ça que je demande.
Camille hoche la tête, je comprends, l’air de compatir, pendant que la standardiste reprend des appels. Évidemment qu’entrée ici sous un faux nom, Anne aurait été bien incapable de fournir une carte de sécurité sociale ou de mutuelle. Voilà pourquoi il n’a trouvé aucun papier à son nom chez elle. Elle n’en a aucun, du moins à ce nom d’emprunt.
Il a soudain très envie de l’appeler, comme ça, sans raison, comme s’il avait peur de régler cette affaire sans elle, hors d’elle, il a envie de lui dire Anne…
Et il prend conscience qu’elle ne s’appelle sans doute pas Anne. Tout ce que ce mot représente dans son imaginaire est bon à jeter, Camille est désemparé, il a perdu jusqu’à son nom.
— Ça va pas ? demande la standardiste.
Si, ça va, Camille prend l’air préoccupé, c’est le plus efficace quand on a besoin de donner le change.
— Son dossier, demande-t-il, il est où ? Son dossier médical.
Anne s’est enfuie la nuit précédente, tout est encore à l’étage.
Camille remercie. Arrivé à l’étage, il ne sait toujours pas comment il va s’y prendre, pas la moindre idée. Alors il fait quelques pas pour réfléchir. Il est au bout du couloir, à quelques mètres de la petite salle d’attente transformée en salle de n’importe quoi, dans laquelle il a improvisé le premier point avec Louis.
Il voit la poignée ployer lentement, la porte s’ouvre timidement, on dirait qu’un enfant va en sortir, timide ou craintif.
L’enfant est en fait plus proche de la retraite que de la maternelle : voici apparaître Hubert Dainville soi-même, le grand patron, le chef de service, le brushing neigeux dressé sur la tête, on dirait qu’il vient de retirer ses bigoudis. Et rouge comme une pivoine quand il aperçoit Camille. D’habitude il n’y a personne ici, cette salle ne donne sur rien, ne sert à rien, personne n’y vient.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? demande-t-il, furieux, autoritaire, prêt à mordre.
Et vous ? La réponse brûle les lèvres de Camille, mais ce n’est pas la bonne méthode, il prend l’air égaré.
— Perdu… (Puis fataliste.) J’ai pris le couloir dans le mauvais sens.
Le chirurgien du rouge passe au rose, la confusion s’estompe, le tempérament reprend ses droits, il s’éclaircit la gorge et entame le couloir d’un pas décidé. Il marche très vite, comme s’il était appelé par une urgence.
— Vous n’avez plus rien à faire ici, commandant.
Camille suit au petit trot, il est à la peine, d’autant qu’il réfléchit aussi vite que la situation le permet.
— Votre témoin a quitté l’hôpital cette nuit ! poursuit le docteur Dainville comme s’il lui adressait un reproche personnel.
— J’ai appris ça, oui.
Camille ne voit pas d’autre solution, il plonge sa main dans sa poche, saisit son portable et le lâche, l’appareil tombe au sol avec un bruit clair, un bruit d’accident domestique.