Выбрать главу

— Et merde !

Le docteur Dainville, déjà aux ascenseurs, se retourne et voit le commandant agenouillé, de dos, en train de ramasser les éléments de son téléphone. Quel gland. Les portes s’ouvrent, il s’engouffre.

Camille ramasse son portable intact, fait mine de le rafistoler en revenant sur ses pas, vers la petite salle.

Les secondes passent. Une minute. Il hésite à entrer, quelque chose le lui interdit. Quelques secondes supplémentaires. Il s’est certainement trompé. Il attend. Rien. Tant pis. Il s’apprête à rebrousser chemin. Et puis non.

La porte s’ouvre à nouveau, énergiquement cette fois.

La femme qui en sort arbore un air affairé, c’est Florence, l’infirmière. À son tour de rougir, en découvrant Camille, ses lèvres gonflées dessinent un rond parfait, une seconde d’hésitation et c’est trop tard, elle n’a plus aucune chance de faire diversion. Le geste qui signe son embarras, elle ramène une mèche derrière son oreille, regarde Camille en refermant la porte avec un calme appuyé, démonstratif, je suis une femme au travail, occupée et concentrée sur sa tâche, je n’ai rien à me reprocher. Personne ne peut y croire, même pas elle. Camille n’aurait pas absolument besoin de pousser son avantage, il ne se conduirait pas ainsi… Il s’en veut terriblement mais il le faut. Il la regarde fixement, penche la tête, accentue la pression, je n’ai pas voulu vous déranger pendant vos petites affaires, je suis délicat, hein ? Il se conduit comme s’il avait fait une réussite sur son téléphone portable en attendant dans le couloir qu’elle ait terminé son petit job avec le docteur Dainville.

— J’ai besoin du dossier de Mme Forestier, dit-il.

Florence marche dans le couloir mais elle n’allonge pas sa foulée, comme l’a fait volontairement le docteur Dainville. Pas beaucoup de défense. Et aucune méchanceté.

— Je ne sais pas…, commence-t-elle.

Camille ferme les yeux, il la supplie silencieusement de ne pas l’obliger à dire : je vais aller en parler avec le docteur Dainville, je pense que…

Ils sont arrivés au bureau.

— Je ne sais pas… si le dossier est encore là.

Elle ne s’est pas retournée une seule fois vers lui, elle ouvre le grand tiroir avec les dossiers suspendus. Sans hésitation, elle en sort le dossier Forestier, une grande chemise avec le scanner, les radios, les comptes rendus, donner ça au premier qui le demande, même un flic, c’est très grave de la part d’une infirmière…

— Je vais vous faire porter la demande du juge en fin d’après-midi, dit Camille. En attendant, je peux vous signer un reçu.

— Non, dit-elle précipitamment. Je veux dire, si le juge…

Camille prend le dossier, merci. Ils se regardent. Ce qui est douloureux pour lui, à la limite du malaise, ce n’est pas seulement la bassesse de sa méthode pour lui extorquer des informations sur lesquelles il n’a aucun droit, c’est de comprendre cette femme.

De saisir que ces lèvres boursouflées, ce n’est pas le désir de rester jeune mais une irréfragable demande d’amour.

13 h 00

Vous passez la grille, vous marchez dans l’allée. Devant vous, le bâtiment rose, au-dessus de vous, les grands arbres, vous pourriez penser que vous arrivez dans une demeure de maître, difficile d’imaginer que derrière ces fenêtres on aligne des cadavres et qu’on les découpe. Ici, on pèse les cœurs et les foies, on scie les crânes. Camille connaît les lieux par cœur, il les déteste. Ce sont les gens qu’il aime bien, les employés, les techniciens, les médecins, Nguyen surtout. Il a pas mal de souvenirs avec lui, des mauvais, des pénibles, ça crée des liens.

Camille a ses entrées, il adresse des petits signes à l’un à l’autre. Il sent bien qu’il y a de la retenue, que la rumeur l’a précédé ici aussi. Il le sent aux sourires gênés, aux mains qui se tendent, hésitantes.

Nguyen, lui, est toujours le même, une sorte de sphinx, impénétrable, il est un peu plus grand que Camille, aussi mince, la dernière fois qu’il a souri, c’était en 1984. Il serre la main de Camille, il écoute, regarde le dossier qu’il lui tend. Circonspect.

— Juste un coup d’œil. À temps perdu.

« Juste un coup d’œil », ça veut dire : je veux ton avis, j’ai un doute, à toi de me dire, je ne te dis rien, je ne veux pas t’influencer, et si tu pouvais faire ça vite…

« À temps perdu », ça veut dire : ce n’est pas officiel donc c’est personnel — voilà qui confirme la rumeur selon laquelle Verhœven est dans l’œil du cyclone —, et donc Nguyen dit d’accord, à Camille il ne refuse jamais rien. D’autant qu’il ne risque rien et que lui aussi aime les mystères, déceler les failles, mettre le doigt sur le détail, il adore, il est légiste.

— Tu m’appelles vers dix-sept heures ?

Disant cela, il enferme le dossier dans son tiroir, c’est personnel.

13 h 30

Maintenant il est temps de repasser au bureau. Avec ce qui l’attend, il n’en a aucune envie mais il le faut.

Dans les couloirs, Camille salue des collègues, pas besoin d’être bien psychologue pour ressentir le malaise. À l’Institut médico-légal, c’était feutré. Ici, c’est criant. Comme dans tous les bureaux, trois jours est un délai largement suffisant pour une rumeur. Et plus elle est vague, plus elle enfle, l’effet est mécanique. Classique. Certains gestes de sympathie ont des tonalités de condoléances.

Même si on l’interrogeait, Camille n’a aucune envie de parler ni de s’expliquer, avec personne, il ne saurait d’ailleurs pas quoi dire, par où commencer. Par bonheur, de son équipe, presque tout le monde est sur le pont, ils ne sont que deux présents dans les bureaux, Camille fait un signe de la main, le collègue est au téléphone, il lève le bras, bonjour commandant, l’autre a juste le temps de se retourner, Camille est déjà passé.

Aussitôt arrive Louis. Il entre sans un mot dans le bureau du commandant. Les deux hommes se regardent.

— On vous cherche pas mal…

Camille se penche sur son bureau. Une convocation de la divisionnaire Michard.

— Je vois ça…

Dix-neuf heures trente. Horaire tardif. Salle de réunion. Lieu impartial. La convocation ne précise pas qui sera là. La procédure n’est pas habituelle. Quand un flic est dans le collimateur, on ne le convoque pas pour s’expliquer, ce qui reviendrait à le prévenir qu’une enquête pourrait être ouverte le concernant. C’est donc que, prévenu ou pas, ça ne changera rien, que Michard dispose d’éléments tangibles que Camille n’a plus le temps de neutraliser.

Il ne cherche pas à comprendre, ce n’est pas l’urgence, dix-neuf heures trente, autant dire dans mille ans.

Il accroche son manteau, plonge la main dans la poche et en ressort un sac en plastique qu’il manipule à deux mains, comme un bâton de nitroglycérine, pour ne pas toucher le contenu avec ses doigts. Il pose le mug sur son bureau. Louis s’approche, se penche avec curiosité, il lit à voix basse : Мой дядя самых честных правил…

— C’est le premier vers d’Eugène Onéguine, non ?

Pour une fois, Camille a la réponse. C’est oui. Le mug appartenait à Irène, il ne le dit pas à Louis.

— Je voudrais que tu fasses analyser les empreintes. Rapidement.

Louis accepte de la tête, referme le sachet plastique.

— Je mets le bordereau… sur l’affaire Pergolin ?

Claude Pergolin, le travesti étranglé chez lui.

— Par exemple…, approuve Camille.

Il est de plus en plus difficile d’agir de cette manière, sans rien lui dire. Camille hésite à le faire, d’abord parce que c’est une longue histoire à raconter mais aussi parce que tant qu’il n’est au courant de rien, Louis n’encourt aucun reproche.