— Et elle ne s’est même pas arrêtée…! souligne la patronne comme s’il s’agissait d’un accrochage avec une mobylette.
Elle raconte maintenant l’affaire comme si tout ça lui était arrivé à elle. Elle a pris la parole d’autorité parce que avant tout il s’agit de « sa fille » et parce que le coup des cafés renversés sur le tailleur, ça lui donne des droits. La clientèle, ça déteint toujours. Camille lui attrape le bras, elle baisse les yeux vers lui, curieuse, on dirait qu’elle regarde une merde sur le trottoir.
— Vous…, dit Camille d’un ton très bas, arrêtez de me faire chier.
La patronne n’en croit pas ses oreilles. De la part de ce nain ! On aura tout vu. Mais Verhœven la fixe droit dans les yeux, c’est quand même impressionnant. Devant ce malaise, la petite coiffeuse veut montrer qu’elle tient à son emploi.
— Elle gémissait…, précise-t-elle pour faire diversion.
Camille se retourne vers elle, il veut en savoir plus. Comment ça, elle gémissait ? Oui, des petits cris, comme des… c’est dur à expliquer… je ne sais pas comment dire. Essayez, dit la patronne qui veut tout de même se racheter aux yeux de la police, on ne sait jamais, elle pousse sa fille du coude, voyons, faites ce que vous dit le monsieur, ces cris, quels cris ? La fille les regarde, cille des yeux, pas certaine d’avoir bien compris ce qu’on lui demande et du coup, au lieu d’essayer de décrire ces cris, elle tente de les imiter, elle se met à pousser des petites plaintes, des sortes de gémissements, elle cherche la bonne tonalité, hi, hi, ou plutôt hun, hun, c’est plutôt ça, dit-elle, très concentrée, hun, hun, et comme elle a enfin trouvé la bonne sonorité, elle monte le volume, ferme les yeux, les rouvre, écarquillés, au bout de quelques secondes, hun, hun, on jurerait qu’elle va jouir.
On est dans la rue, il y a pas mal de monde (on est à l’endroit où les employés de la ville ont passé distraitement le jet d’eau sur le sang d’Anne, il y en avait jusque dans le caniveau, les gens marchent sur les auréoles encore visibles, Camille, ça lui fait un mal…), les passants découvrent un flic d’un mètre quarante-cinq avec, en face de lui, une jeune coiffeuse au teint bistre qui le fixe étrangement et qui pousse des cris orgasmiques et suraigus, sous le regard approbateur de la mère maquerelle… Bon Dieu, ici, on n’avait jamais vu ça. Les autres commerçants, sur le pas de leurs boutiques, assistent à ce spectacle, atterrés. Déjà que les coups de feu, pour la clientèle, ça n’est pas la publicité idéale, mais maintenant, cette rue, ça devient carrément le bobinard.
Camille va accumuler les témoignages, faire les recoupements et comprendre comment tout ça se termine.
Anne débouche du passage Monier rue Georges-Flandrin, à la hauteur du numéro 34, totalement déboussolée, elle tourne à droite et remonte en direction du carrefour. Quelques mètres plus loin, elle heurte la coiffeuse mais elle ne s’arrête pas, poursuit son chemin en se retenant, pas après pas, à la carrosserie des voitures en stationnement, on trouve des traces de ses paumes ensanglantées, bien à plat, sur le toit des véhicules, sur les portières. Pour tout le monde, dehors, après les explosions venant de la galerie, c’est une véritable apparition, cette femme en sang des pieds à la tête. Elle flotte en marchant, elle tangue mais elle est incapable de s’arrêter, elle ne sait plus ce qu’elle fait, où elle est, elle avance, elle gémit (hun, hun) comme une femme ivre, mais elle avance. On s’écarte sur son passage. Quelqu’un tout de même se risque et lance : « Madame ? » mais il est bouleversé par tout ce sang…
— Je vous assure, monsieur, elle m’a fait peur cette jeune dame… Je n’ai pas su quoi faire.
Il est décomposé. Un vieil homme au visage calme, au cou effroyablement maigre, le regard un peu voilé, la cataracte, se dit Camille, son père avait la même à la fin de sa vie. Après chaque phrase, il sombre dans un rêve. Ses yeux se fixent sur Camille, une brume voile son regard et avant qu’il reprenne son récit, il y a un temps. Il est désolé, il écarte les bras, très maigres eux aussi, Camille avale sa salive, bombardé par les émotions.
Le vieux monsieur appelle : « Madame ! », il n’ose pas la toucher, elle est comme avec une somnambule, il la laisse passer, Anne marche encore un peu.
Et là, elle tourne de nouveau sur sa droite.
Ne cherchez pas pourquoi. Personne ne sait. Parce qu’à droite, c’est la rue Damiani. Et que deux ou trois secondes après qu’Anne apparaît, la voiture des braqueurs roule à tombeau ouvert.
Dans sa direction.
Et que voyant sa victime à quelques mètres de lui, le type qui lui a défoncé la tête et l’a manquée à deux reprises ne peut pas résister à l’idée de reprendre son fusil. De terminer le boulot. Quand la voiture arrive à la hauteur d’Anne, la vitre est baissée, l’arme est de nouveau pointée sur elle, ça va très vite, elle distingue l’arme mais elle est incapable de faire un geste de plus.
— Elle a regardé la voiture…, dit le monsieur, je ne saurais pas vous dire… comme si elle l’attendait.
Il a conscience de dire une énormité. Camille comprend. Il veut dire qu’il y a, chez Anne, une immense lassitude. Maintenant, après tout ce qu’elle a vécu, elle est prête à mourir. Tout le monde d’ailleurs semble d’accord là-dessus, Anne, le tireur, le vieux monsieur, le destin, tout le monde. Même la petite coiffeuse :
— J’ai vu le canon du fusil sortir par la vitre. Et la dame aussi, elle l’a vu. On l’a tous suivi des yeux, sauf que la dame, elle, elle était juste en face, vous comprenez.
Camille retient sa respiration. Donc tout le monde est d’accord. Sauf le chauffeur de la voiture. Selon Camille — il a longuement réfléchi à la question —, le chauffeur ne sait pas alors exactement où on en est de cette tuerie. Depuis son véhicule en planque, il a entendu les détonations, le temps prévu pour le braquage est dépassé depuis longtemps. Impatient, inquiet, il devait taper nerveusement sur le volant, peut-être hésiter à fuir lorsqu’il a enfin vu surgir ses complices, l’un poussant l’autre vers le véhicule… Il y a des morts ? se demande-t-il. Combien ? Enfin, les braqueurs montent en voiture. Sous la pression de l’événement, le chauffeur démarre et voilà qu’à l’angle de la rue — ils ont parcouru, quoi, deux cents mètres, le véhicule a dû ralentir considérablement pour aborder le carrefour —, il découvre sur le trottoir une femme en sang qui titube. En l’apercevant, le tireur lui hurle sans doute de ralentir encore, il descend précipitamment sa vitre, peut-être même pousse-t-il un cri de victoire, une dernière chance, ça ne se refuse pas, c’est quasiment le destin qui l’appelle, c’est comme s’il venait subitement de rencontrer l’âme sœur, il n’y croyait plus et la voilà ! Il saisit son fusil, épaule et vise. Le chauffeur, lui, se voit, en une fraction de seconde, complice d’un assassinat quasiment à bout portant, devant une bonne douzaine de témoins, sans compter ce qui a pu se passer dans la galerie, qu’il ne sait pas mais dont il est solidaire. Le braquage a tourné à la catastrophe. Il ne voyait pas les choses comme ça…
— La voiture a pilé, dit la coiffeuse. Net ! Le bruit de freins que ça a fait…
On relèvera les traces de gomme sur le bitume qui permettront de déterminer la marque, un Porsche Cayenne.
À l’intérieur de l’habitacle, tout le monde passe cul par-dessus tête, y compris le tireur. Son tir explose les deux portières et les vitres latérales du véhicule en stationnement près duquel Anne est figée, prête à mourir. Dans la rue, tout le monde se couche au sol, sauf le vieux monsieur qui n’a pas le temps d’esquisser un geste. Anne s’effondre, le conducteur écrase la pédale d’accélérateur, le véhicule bondit, les pneus crissent de nouveau sur le bitume. Quand elle se relève, la coiffeuse voit le vieux monsieur qui se tient d’une main contre le mur, l’autre sur le cœur.