— Vous ne travaillez pas avec elle…
Ce n’est pas réellement une question. Pourtant le visage de la femme s’éclaire.
— Non, mais je la connais…
Heureuse de rendre service. Le malentendu ne va pas durer. Elle travaille dans le quartier depuis plus de quinze ans, le nombre de personnes qu’elle connaît de cette manière, à force de les croiser, c’est impressionnant.
— Un jour, dans la rue, on s’est fait un petit signe. Après, quand on se croisait, on se faisait bonjour mais on n’a jamais parlé ensemble.
« Une vraie gale », a dit Anne.
18 h 35
Anne a décidé qu’elle n’attendrait pas plus longtemps. Advienne que pourra. Tant pis, c’est trop long. Et la maison maintenant lui fait peur, comme si, avec la venue de la nuit, la forêt allait se refermer sur elle.
Elle a retrouvé, chez Camille, des gestes de conjuration qui pourraient être à elle, ils se sont reconnus dans leurs attitudes superstitieuses. Par exemple, ce soir, pour ne pas provoquer le mauvais sort (et comme s’il pouvait encore lui arriver quelque chose de pire), elle n’allume pas la lumière. Pour se diriger, elle se contente de la veilleuse qui enveloppe le palier, au bas de l’escalier. Elle éclaire la marche déchiquetée par la balle, sur laquelle Camille s’est arrêté si longtemps.
Quand va-t-il se retourner vers moi et me cracher au visage ? se demande Anne.
Elle ne veut plus attendre. Si près du but, c’est irrationnel mais c’est justement atteindre le but qui lui semble insurmontable. Partir. Tout de suite.
Elle prend son portable et compose le numéro de la compagnie de taxis.
Doudouche fait la gueule, ça lui passera. Il suffit qu’elle se rende compte que Camille n’est pas d’humeur à supporter son humeur à elle pour qu’elle file doux. Un jour, Camille s’est pris à rêver d’une gouvernante acariâtre, une peste, qui ferait chaque jour le ménage jusque sous les pieds des meubles et lui cuisinerait des pommes de terre tristes comme ses fesses. À la place, il a pris cette chatte, Doudouche, ça revient quasiment au même. Il l’adore. Il lui flatte l’échine, lui ouvre une boîte, et l’installe à la fenêtre, elle observe l’activité du canal, juste en bas de l’immeuble.
Il va ensuite dans la salle de bain, manipule avec précaution le sac poubelle afin que la poussière n’envahisse pas la pièce. Puis il rapporte le dossier sanglé sur la table basse du salon.
Doudouche, de la fenêtre, le regarde fixement. Tu ne devrais pas.
— Moyen de faire autrement ? répond Camille.
Il ouvre le dossier et se rend directement à la grosse enveloppe contenant les photos.
La première est un grand cliché en couleur un peu surexposé qui montre les restes d’un corps éventré, les côtes cassées traversent une poche rouge et blanc, sans doute un estomac et un sein de femme découpé et portant d’innombrables marques de morsures. La deuxième photo est celle d’une tête de femme, détachée du corps et clouée au mur par les joues…
Camille se lève, va jusqu’à la fenêtre pour reprendre sa respiration. Ce n’est pas que ces images soient plus pénibles à voir que bien des meurtres sordides découverts au cours de sa carrière mais ceux-là, ce sont en quelque sorte les siens. Les plus proches de lui, ceux qu’il a toujours essayé de garder à distance. Il regarde un instant le canal en caressant le dos de Doudouche.
Il y a des années qu’il n’a pas ouvert ce dossier.
L’histoire a donc commencé ainsi, par un corps de femme découpé dans un loft de Courbevoie. Elle s’est terminée avec la mort d’Irène. Camille revient à la table.
Il faudrait courir à la fin du dossier, trouver rapidement ce qu’il cherche puis aussitôt le refermer et cette fois, au lieu de l’enfermer dans la soupente de sa chambre… Il prend soudain conscience qu’à Montfort, il a dormi à côté de ce dossier pendant des mois et des mois sans y penser et même la nuit dernière, avec Anne lovée contre lui, la nuit entière à lui tenir la main, à tenter de la calmer, elle ne cessait de se tourner et de se retourner.
Camille passe une liasse de photos, s’arrête au hasard. Celle-ci montre un corps, de femme aussi. Un demi-corps, en fait, le bas. Sur la cuisse gauche toute une portion de chair a été arrachée et une large cicatrice, déjà noire, révèle une blessure profonde allant de la taille jusqu’au sexe. À leur position, on devine que les deux jambes ont été brisées à hauteur des genoux. Sur un orteil, l’empreinte appliquée d’un doigt à l’aide d’un tampon encreur.
Ce sont les premiers meurtres de Buisson.
Tous, à la fin, conduisent à l’assassinat d’Irène mais bien sûr, à l’époque où Camille découvre ces scènes de crime, il est loin de s’en douter.
Ensuite, c’est une jeune femme, Camille se souvient très bien, Maryse Perrin, elle avait vingt-trois ans. Buisson l’a tuée à coups de marteau. Camille passe.
Et la petite étrangère, étranglée. Il a fallu du temps pour l’identifier, celle-ci. L’homme qui l’a découverte s’appelait Blanchet ou Blanchard, le nom lui échappe mais Camille revoit très bien son visage, comme toujours, des cheveux blancs clairsemés, des yeux chassieux, on avait tout le temps envie de lui tendre un mouchoir, des lèvres minces comme une lame, une nuque rose, perlée de sueur. La jeune fille, elle, était couverte de vase, son corps avait été déversé brutalement sur le quai par l’engin de dragage dans lequel elle avait été jetée. Blanchet avait été pris d’une soudaine compassion, comme il y avait des dizaines de personnes pour regarder la scène depuis le pont — dont Buisson qui ne manquait jamais une seconde de spectacle — il avait recouvert la jeune femme nue avec sa propre veste. Camille ne peut s’empêcher de feuilleter les photos, la main diaphane de la jeune fille qui apparaît sous la veste, il l’a dessinée vingt fois.
Arrête avec ça, se dit-il, va à l’essentiel.
Il saisit une large liasse de documents mais le hasard, qui n’existe pas, est têtu : il tombe sur la photo de Grace Hobson. Il y a des années de cela mais il se souvient du texte, à la virgule près : « Son corps était partiellement recouvert de feuillages. Sa tête faisait un angle bizarre avec son cou, comme si elle essayait d’écouter quelque chose. Sur sa tempe gauche il vit un grain de beauté, celui dont elle croyait qu’il lui gâcherait ses chances. » Extrait d’un roman. William McIlvanney. Un Écossais. La jeune fille avait été violée, sodomisée. On l’avait retrouvée avec tous ses vêtements, sauf un.
Allez, cette fois, Camille tranche, il saisit le dossier à deux mains, le retourne entièrement et le reprend en remontant les pages à partir de la fin.
Ce qu’il ne veut pas, c’est tomber sur les photos d’Irène. Il n’a jamais pu les regarder, jamais pu les affronter. Quelques minutes après sa mort, il a vu le corps de sa femme, dans un éclair, à peine le temps de s’évanouir, après plus rien, seule cette dernière image est restée. Dans le dossier, il y a toutes les autres, celles de l’Identité judiciaire, celles de l’Institut médico-légal, il ne les a jamais regardées. Aucune.
Et ce n’est pas ce qu’il cherche.
Tout au long de sa longue carrière d’assassin, Buisson n’a eu besoin de personne. Il était effroyablement organisé. Mais pour tuer Irène, pour achever son parcours meurtrier sur un point d’orgue aussi frappant, assassiner la femme du commandant Verhœven, il devait disposer d’informations très sûres, très fiables. Il les a obtenues de Camille lui-même, d’une certaine façon. De son entourage direct, d’un membre de son équipe.