Camille revient à la réalité, un coup d’œil à sa montre, il décroche son téléphone :
— Tu es encore au bureau ?
— Moi, oui…
C’est rare que Louis se permette une phrase pareille, presque un reproche. Son inquiétude est exprimée avec un demi-sourire. Camille n’a plus qu’une vingtaine de minutes pour se rendre à la convocation du contrôleur général et, à la première syllabe, Louis a compris qu’il en est loin. Très loin.
— Je ne voudrais pas abuser, Louis.
— De quoi avez-vous besoin ?
— Du dossier de Maleval.
— Maleval… Jean-Claude ?
— Tu en connais un autre ?
Extraite du dossier concernant la mort d’Irène, la photo, posée devant Camille.
Jean-Claude Maleval, un grand garçon, massif mais très mobile, ancien judoka.
— J’aimerais que tu me bascules tout ce qu’on a sur lui. Sur mon mail personnel, complète Camille.
La photo a été prise lors de son arrestation. Des traits sensuels, il doit avoir trente-cinq ans, un peu plus, Camille ne connaît jamais les âges des gens.
— Je peux savoir ce qu’il vient faire là ? demande Louis.
Exclu de la police après la mort d’Irène pour avoir renseigné Buisson. Il ne savait pas, à ce moment, que Buisson était un assassin, ce n’était pas une complicité objective, le verdict en a tenu compte. Sauf qu’Irène était morte. Camille a voulu les tuer tous les deux, Buisson et lui, mais il n’a jamais tué personne. Jusqu’à aujourd’hui.
C’est Maleval qui est au cœur de cette affaire. Camille le sait. Il a recomposé toute l’histoire depuis le quadruple braquage de janvier dernier jusqu’au passage Monier. La seule chose qu’il ne sait pas, c’est quel rapport avec Anne.
— Tu en as pour longtemps pour réunir tout ça ?
— Non, tout est accessible, il me faut une demi-heure.
— Bon… J’ai aussi besoin que tu restes joignable, Louis.
— Bien sûr.
— Revois aussi le tableau de service, tu pourrais avoir besoin de monde.
— Moi ?
— Qui d’autre, Louis ?
Camille confirme ainsi qu’il est hors course. C’est un choc pour Louis. Personne n’y comprend rien.
Pendant ce temps, il n’est pas difficile d’imaginer ce qui se passe dans la salle de réunion du quatrième étage. Le Guen, vautré dans un fauteuil, tapote du bout des doigts la table en s’interdisant de regarder sa montre. À sa droite, la divisionnaire Michard, masquée par une pile impressionnante de dossiers, feuillette des documents à la vitesse de la lumière, signe, paraphe, souligne, surligne, annote, toute son attitude dit clairement à quel point elle est une femme active, qui ne perd pas une seconde, parfaitement maîtresse de… et merde !
— Il faut que je te laisse, Louis…
Le reste du temps, Camille le passe assis dans le canapé, Doudouche sur les genoux. À attendre.
Le dossier est maintenant refermé.
Il s’est contenté de prendre un cliché de Jean-Claude Maleval avec son téléphone portable puis il a fourré tous les papiers en vrac dans le dossier, serré la sangle. Il l’a même posé près de la porte d’entrée, autant dire la porte de sortie.
L’un à Paris, l’autre à Montfort, Anne et Camille sont tous deux assis dans la pénombre, à attendre.
Parce que évidemment, elle n’a pas appelé de taxi, elle a raccroché aussitôt.
Elle sait depuis toujours qu’elle ne partira pas. La lumière est encore en veilleuse, Anne s’est allongée sur le canapé, elle tient son téléphone portable à la main, de temps à autre elle le consulte, vérifie la charge de la batterie, ou qu’un appel ne lui a pas échappé, ou le nombre de barres indiquant la puissance du réseau.
Rien.
Le Guen a croisé les jambes et tapote dans le vide, du pied droit. Il croit se souvenir que pour Freud, ce geste qui ressemble à de l’impatience n’est qu’un succédané de la masturbation. Quel con, ce Freud, se dit Le Guen qui totalise, bout à bout, onze années de divan en vingt ans de mariage. Il jette un œil oblique à la divisionnaire Michard qui compulse des copies de mails à grande vitesse. Coincé entre Michard et Freud, Le Guen ne donne pas cher du reste de la journée.
Il a une peine immense pour Camille. Il ne sait même pas à qui l’exprimer. À quoi servent six mariages en vingt ans, si on ne peut dire ça à personne ?
Personne n’appellera Camille pour lui demander s’il est simplement en retard. Personne ne l’aidera plus. Quel gâchis.
19 h 00
— Éteins ça, merde !
Fernand s’est excusé, il s’est précipité sur l’interrupteur, il a éteint, grommelé des excuses, trop content d’être enfin autorisé à regagner la salle du restaurant où l’activité du service le réclame.
Je reste seul dans la petite salle du fond où nous avons joué aux cartes. Je préfère être dans le noir. Ça m’aide à réfléchir.
C’est attendre, impuissant, qui m’épuise. Moi, il me faut de l’action. L’oisiveté, ça me rend mauvais. C’était comme ça déjà, plus jeune. Avec l’âge rien ne s’arrange. Il faudrait mourir jeune.
Un bip tire soudain Camille de sa réflexion. L’écran de l’ordinateur clignote et annonce l’arrivée d’un mail de Louis.
Le dossier Maleval.
Camille chausse ses lunettes, respire bien à fond et l’ouvre.
Les premiers états de service de Jean-Claude Maleval sont brillants. En excellente place à la sortie de l’École de police, il se confirme comme un sujet prometteur, ce qui lui vaut, quelques années plus tard, sa nomination à la section de la Brigade criminelle dirigée par le commandant Verhœven.
La grande époque, avec de grosses affaires, assez valorisantes.
Ce dont Camille se souvient n’est pas dans le dossier. Maleval travaille d’arrache-pied, il est très actif, beaucoup d’idées, un flic dynamique, intuitif, il a des journées chargées mais aussi des nuits agitées. Il sort beaucoup, commence à boire un peu trop, il aime les femmes à la folie, pas les femmes vraiment, d’ailleurs, ce qu’il aime, c’est la séduction. Camille a souvent pensé que la police, comme la politique, est une maladie sexuelle. Maleval, à cette époque, séduit, ne cesse de séduire, signe d’angoisse contre quoi Camille ne peut rien, ce n’est pas de son ressort, et ce n’est pas non plus le registre de leur relation. Maleval tourne autour des filles, même autour des témoins quand elles ont moins de trente ans, il prend son service le matin avec la tête de quelqu’un qui n’a pas fermé l’œil. Sa vie un peu dissolue inquiète Camille. Louis lui prête de l’argent qui ne revient jamais. Puis la rumeur commence à se répandre. Maleval secouerait les dealers un peu plus que nécessaire et ne déposerait pas toujours au greffe ce qui tombe des poches. Une prostituée se plaindra d’être détroussée, personne ne l’écoute mais Camille l’entend. Il lui en parle, il le prend à part, l’invite à dîner. Mais c’est déjà trop tard. Maleval peut jurer ses grands dieux, il a déjà pris sa place dans le rapide vers la sortie. Les virées, les nuits, le whisky, les filles, les clubs, les mauvaises fréquentations, l’ecstasy.
Certains flics descendent la pente avec une lenteur, une régularité qui permet à l’environnement de s’habituer, de se préparer. Maleval, lui, est un brutal, il fait dans le fulgurant.
Il est arrêté pour complicité avec Buisson, sept fois meurtrier, scandale que les autorités parviennent à maîtriser. L’histoire de Buisson est tellement démente qu’elle accapare la presse, étouffe tout sur son passage, comme le feu dans une forêt tropicale. L’arrestation de Maleval disparaît quasiment derrière les flammes.