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Dès la mort d’Irène, Camille, lui, est hospitalisé, dépression sévère, il va rester des mois en clinique, à regarder par la fenêtre, à dessiner en silence, il refuse les visites, on pense même ne jamais le revoir à la PJ.

Maleval passe en jugement, sa condamnation est couverte par sa période de préventive, il sort, Camille ne l’apprend pas tout de suite, personne ne veut lui en parler. Quand il l’apprend, il ne dit rien, comme s’il s’était passé trop de temps, que le sort de Maleval n’avait plus d’importance, qu’il n’était pas personnellement concerné.

Libéré et rendu à la vie civile, Maleval disparaît. Puis on commence à le revoir, en pointillé, en creux. Camille croise son nom ici et là dans le dossier que Louis a réuni.

Pour Maleval, la fin de la période police coïncide avec le début de la période voyou pour laquelle il montre des dispositions indiscutables, raison sans doute pour laquelle il a été, autrefois, un si bon flic.

Camille feuillette rapidement mais le paysage se discerne petit à petit, voici les premières mains courantes où Maleval réapparaît, petits délits, petites affaires, il est inquiété, rien de grave mais on voit bien qu’il a fait son choix, il ne se contentera pas, fort de son passage dans la police, d’aller pointer dans une quelconque agence de sécurité, de surveiller un supermarché ou de conduire un fourgon blindé. En trois occasions, il est interrogé et relâché. Et on arrive à l’été précédent, il y a dix-huit mois.

Une interpellation suivie d’un dépôt de plainte.

Nathan Monestier.

Nous y voilà, soupire Camille. Monestier, Forestier, on n’a pas cherché bien loin. Vieille technique : pour bien mentir, rester le plus près possible de la vérité. Il faudrait savoir si Anne porte le même nom que son frère. Anne Monestier ? Peut-être. Pourquoi pas.

Au plus près de la vérité : le frère d’Anne, Nathan, est effectivement un scientifique prometteur, précoce et surdiplômé, mais il semble aussi passablement angoissé.

Il est arrêté une première fois pour détention de cocaïne. Trente-trois grammes, ce qui n’est pas rien. Il se défend, panique, évoque Jean-Claude Maleval qui l’aurait fourni, ou présenté à son fournisseur, sa déposition navigue, flotte, il se rétracte. En attendant son jugement, il sort. Et revient très vite, hospitalisé après un passage à tabac assez sévère. Sans surprise, il refuse de déposer plainte… On voit déjà que Maleval règle les problèmes tout en force. On décèle déjà, dans sa méthode expéditive, son futur goût pour le braquage musclé.

Camille ne dispose pas des détails mais il devine facilement l’essentiel. Les camps sont plantés. Maleval et Nathan Monestier sont en affaires. Quelle dette va contracter Nathan vis-à-vis de Maleval ? Finira-t-il par lui devoir beaucoup d’argent ? Quel chantage Maleval va-t-il effectuer sur le jeune homme ?

D’autres noms apparaissent, dans le sillage de l’ancien flic. Certains très menaçants. Celui de Guido Guarnieri, par exemple. Camille le connaît de réputation, comme tout le monde, c’est un spécialiste de la dette : il les rachète à bas prix et se charge de les recouvrer pour son propre compte. Il a été inquiété l’an dernier à propos d’un type dont le corps avait été retrouvé miraculeusement sur un chantier de construction. Le légiste a été formel, l’homme avait été enterré vivant. On met des jours et des jours à mourir, la description des souffrances par lesquelles on passe est proprement inimaginable. Guarnieri est du genre à savoir ce qu’il faut faire pour être craint. Maleval menace-t-il Nathan de vendre sa dette à un homme comme Guarnieri ? Possible.

Peu importe d’ailleurs parce que pour Camille, l’essentiel n’est pas Nathan, qu’il ne connaît pas, qu’il n’a même jamais vu.

L’essentiel est que tout cela conduit à Anne.

Quelle que soit la dette de son frère vis-à-vis de Maleval, c’est Anne qui paie.

Elle renfloue. Comme une mère, « d’ailleurs, c’est tout à fait ce que je suis », dit-elle.

De tout temps, elle a toujours renfloué.

Et comme parfois, c’est quand on a besoin des choses qu’elles arrivent.

— Monsieur Bourgeois ?

Numéro masqué. Camille a laissé sonner plusieurs fois. Jusqu’à ce que Doudouche lève le museau. Une voix de femme. Quarante ans. Vulgaire.

— Non, répond calmement Camille, vous devez faire erreur…

Mais il ne fait même pas mine de raccrocher.

— Ah bon ?

Elle est choquée. Pour un peu, elle lui demanderait s’il est sûr. Elle lit un papier :

— Moi, j’ai : M. Éric Bourgeois, 15, rue Escudier à Gagny.

— Eh bien, vous faites erreur.

— Bon, dit la femme à regret. Excusez-moi…

Il l’entend grommeler quelque chose mais savoir quoi… Elle raccroche, fâchée.

Nous y sommes. Buisson a rendu le service à Camille. Camille peut maintenant le faire tuer quand il le voudra.

Dans l’immédiat, cette information ouvre un nouveau couloir mais avec une seule porte. Hafner a changé d’identité. Il est désormais M. Bourgeois. On ne fait pas mieux, pour un retraité.

Derrière chaque décision se profile une autre décision. Camille regarde l’écran de son portable.

Il peut courir à la convocation : voici l’adresse d’Hafner, s’il est chez lui, on peut le serrer dès demain matin, je vais tout vous expliquer. Le Guen pousse alors un vaste soupir de soulagement mais pas trop fort, il ne veut pas que cet aveu, devant la divisionnaire Michard, résonne comme une victoire, il regarde simplement Camille, lui adresse un signe de tête à peine discernable, tu as bien fait, tu m’as fait peur, et il enchaîne, irrité : cela n’explique pas tout, Camille, je suis désolé !

Mais il n’a pas l’air du tout d’être désolé et personne n’y croit. La divisionnaire Michard se sent flouée, ça lui plaisait tellement de serrer le commandant Verhœven, elle a payé sa place et on lui vole le spectacle. C’est son tour de parler, elle prend un ton posé, méthodique. Sentencieux. Elle aime les vérités qui sonnent, elle n’a pas choisi ce métier pour faire joli, au fond, elle est une femme vertueuse. Quelles que soient vos explications, commandant Verhœven, sachez que je n’ai pas l’intention de fermer les yeux. Sur rien…

Camille lève les mains en l’air, pas de problème. Il s’explique.

L’engrenage.

Oui, il est lié personnellement à la personne qui a été agressée passage Monier, tout est venu de là. Aussitôt le torrent de questions : comment la connaissez-vous ? Quel rapport a-t-elle avec ce hold-up ? Pourquoi n’avez-vous…?

On devine la suite, sans surprise. L’important maintenant est de s’organiser et d’aller chercher Hafner-Bourgeois dans sa planque de banlieue, de le serrer pour vol à main armée, meurtre, passage à tabac. On ne va pas passer la nuit à détailler le cas du commandant Verhœven, on verra plus tard, la divisionnaire est bien d’accord, soyons pragmatiques, c’est un mot à elle, « pragmatique ». En attendant, Verhœven, vous restez là.

Il ne participera à rien, juste spectateur. Comme acteur, il a déjà fait ses preuves, elles sont accablantes. Et quand on sera de retour, on décidera, fautes, mise à pied, mutation… Tout cela est tellement prévisible que ce n’est même plus un événement.

Voilà pour le possible. Camille sait depuis longtemps que ce n’est pas de cette manière-là que vont se passer les choses.

Sa décision est prise, il ne sait même plus à quand elle remonte.

Elle tient à Anne, à cette histoire, à sa vie, tout est dedans, personne n’y peut plus rien.

Il s’est cru ballotté par les circonstances mais il ne l’est pas.

Ce qui nous arrive, nous le fabriquons.