Or plus le temps passe, plus mes chances diminuent. Le risque majeur c’est qu’Hafner se soit taillé aux Bahamas avec sa morue. Tout le monde le prétend malade, il a peut-être préféré se dessécher au soleil, allez savoir. Avec mon argent ! Il est peut-être en train de se refaire une santé avec le salaire de ses employés, ça me fout en l’air.
En revanche, s’il a choisi de s’enterrer sur le territoire, dès que j’apprends où il se trouve, je lui saute dessus avant que les flics aient le temps de s’organiser, je vais le treuiller jusque dans sa cave et entamer la conversation au chalumeau.
En attendant, je sirote en tâchant de rester calme, je pense à cette fille que je tiens par les cheveux, à Verhœven que je tiens par les couilles, je pense à Hafner que je vais crucifier…
Du calme.
Camille, revenu à sa voiture, reste un long moment au volant, immobile. Est-ce un effet de la décantation ? L’apparition du bout de la route ? Il se sent froid comme un serpent, prêt à tout. Il a tout organisé pour une fin dans les règles de l’art. Il n’a qu’un seul doute : sera-t-il assez fort ?
L’épicier arabe, du seuil de sa boutique, le regarde en souriant gentiment et poursuit la mastication de son cure-dent. Camille tente de repasser le film de sa relation avec Anne mais rien ne remonte, le film est arrêté. C’est l’effet de l’épreuve qui l’attend.
Non qu’il soit incapable de mentir, loin de là, c’est seulement qu’on hésite toujours un peu devant la fin des choses.
Anne doit se libérer de Maleval et pour cela, elle s’est engagée à espionner Camille dans son enquête.
Elle s’est engagée à lui donner l’adresse où Hafner se planque.
Seul Camille est capable de l’aider à se libérer. Mais cet acte va signer la fin de leur histoire. Comme il a signé déjà la fin de tant d’autres choses. Il y a de l’épuisement dans l’ultime hésitation de Camille.
Allons, se dit-il. Il s’ébroue, saisit son téléphone portable, appelle Anne. Elle décroche rapidement :
— Oui, Camille ?…
Silence. Puis les mots viennent.
— On a logé Hafner. Tu peux être rassurée maintenant.
Voilà. C’est fini.
Il prend une voix calme, censée exprimer à quel point il est maître de la situation.
— Tu en es certain ? demande-t-elle.
— Absolument. (Il entend du bruit autour d’elle, comme un souffle.) Tu es où ?
— Sur la terrasse.
— Je t’avais dit de ne pas sortir de la maison !
Anne n’a pas l’air d’avoir compris. Sa voix est vibrante, son débit précipité.
— Vous l’avez arrêté ?
— Non, Anne, ça ne se fait pas comme ça. On vient juste de le repérer, j’ai voulu te prévenir tout de suite. Tu me l’avais demandé, tu avais insisté. Je ne vais pas pouvoir rester longtemps au téléphone. L’important, tu v…
— Où il est, Camille ? Où ?
Camille hésite, pour la dernière fois sans doute.
— On l’a retrouvé dans une planque…
Autour d’Anne la forêt bruisse. Le vent s’est levé sur le haut des arbres, la lumière qui éclaire la terrasse tremble un peu. Elle ne bouge pas. Elle devrait presser Camille de questions, rassembler toute son énergie, dire par exemple : je veux savoir où il se trouve. C’est le genre de phrase qu’elle a préparée. Ou : j’ai peur, tu comprends ! Faire monter sa voix dans les aigus, l’inquiéter, insister : quelle planque ? Où ça ? Et si ça ne suffit pas, passer à l’agression pure et simple : vous l’avez trouvé… comment en es-tu certain d’abord ? Tu ne me dis rien ! Possible aussi une forme bénigne de chantage : ça m’inquiète encore plus, Camille, j’ai besoin de savoir, tu peux comprendre ça ? Ou le rappel des faits : il m’a battue, Camille, cet homme a voulu me tuer, j’ai le droit de savoir ! Etc., etc.
Au lieu de quoi silence, elle reste sans voix.
Elle a vécu un instant exactement comparable trois jours plus tôt, debout dans la rue, couverte de sang, accrochée des deux mains à la carrosserie d’une voiture en stationnement, le 4 x 4 des braqueurs est arrivé, l’homme a sorti son fusil face à elle, elle revoit l’extrémité de son arme et elle n’a rien fait, vidée, épuisée, prête à mourir, incapable de rassembler la plus petite once d’énergie. Là, c’est pareil. Elle se tait.
Camille va la délivrer, une fois de plus.
— On l’a repéré dans la banlieue est, dit-il, à Gagny. Au 15, rue Escudier. Le quartier est tranquille, pavillonnaire. Je ne sais pas encore depuis quand il est là, je viens juste de l’apprendre. Il se fait appeler Éric Bourgeois, c’est tout ce que je sais.
Dernier silence.
Camille se dit c’est la dernière fois que je l’entends, ce qui n’est pas vrai parce qu’elle continue de le questionner.
— Comment ça va se passer maintenant ? demande-t-elle.
— Il est dangereux, Anne, tu le sais. On va étudier les lieux. Il faut d’abord vérifier qu’il s’y trouve, tâcher de savoir avec qui il est, ils peuvent être plusieurs, on ne peut pas transformer la banlieue parisienne en fort Alamo, on va faire venir une unité spécialisée. Et attendre le bon moment. On sait où le trouver. Et on a les moyens de le mettre hors d’état de nuire. (Il se force à sourire.) Ça va mieux ?
— Ça va, dit-elle.
— Je dois te laisser maintenant. À tout à l’heure ?
Silence.
— À tout à l’heure.
21 h 45
En fait, je n’osais plus y croire. Et pourtant, le résultat est là : Hafner, logé !
Pas étonnant qu’il ait été impossible de le retrouver, le voilà devenu M. Bourgeois. Quand on a connu ce type au sommet de sa gloire, le voir affublé d’un nom pareil, c’est franchement triste.
Mais Verhœven en est certain. Donc moi aussi.
La rumeur de sa maladie était fondée, j’espère seulement qu’il n’a pas dépensé tout son pognon en analyses et en médicaments, qu’il lui en reste suffisamment pour me dédommager de mes efforts parce que sinon, à côté de ce que je lui réserve, les métastases, c’est du bicarbonate de soude. Logiquement, il doit essayer de faire durer son pécule et le garder sous la main en cas de nécessité.
Le temps de sauter dans la voiture, d’avaler le périphérique, un bout d’autoroute, la banlieue, m’y voici.
Un pavillon… Imaginer Vincent Hafner dans un lieu pareil, c’est proprement infaisable. La planque est astucieuse mais je ne peux pas m’empêcher de penser que pour en être réduit à se réfugier dans cette banlieue pavillonnaire, il faut qu’il y ait une fille dans sa vie, pas possible autrement. Sans doute la petite dont on a entendu parler, une passion de vieillesse, le genre de sentiment qui vous fait accepter de devenir M. Bourgeois pour vos voisins.
Ce type de constat vous fait réfléchir sur le sens de la vie : Vincent Hafner, qui a passé la moitié de sa vie à dézinguer son prochain, qu’il tombe amoureux et le voilà malléable comme une pâte à pain.
L’avantage pour moi, c’est que la présence d’une fille est toujours d’une aide très précieuse. Le meilleur des leviers. Vous lui cassez les deux mains, on vous offre les économies, vous lui crevez un œil, vous avez celles de toute la famille, ça va crescendo. Une fille, c’est à peu près comme un donneur volontaire, chaque organe vaut son poids d’or pur.
Bien sûr, rien ne vaut un môme. Quand vous voulez obtenir quelque chose, un gamin, c’est l’arme absolue. On n’ose même pas en rêver.
J’ai d’abord tourné et viré dans le quartier, assez loin de la rue Escudier. Les flics n’approcheront que bien plus tard dans la nuit.