Il n’y a pas long à chercher pour deviner qui est ainsi prêt à me tuer. La confirmation m’est apportée aussitôt, lorsque je découvre les chaussures, c’est du très petit modèle. Des chaussures de nain. Mon cerveau, qui continue sa course folle à la recherche d’une issue, me pose la question : comment est-il arrivé ici avant toi ?
Mais je ne m’attarde pas à l’analyse de l’échec parce que avant d’avoir la réponse, je vais prendre une balle dans la tête en toute impunité. D’ailleurs le canon de l’arme glisse sur mon crâne pour se figer au milieu de mon front, exactement là où Hafner a reçu ma deuxième balle, je relève la tête.
— Bonsoir, Maleval, me dit Verhœven.
Il est en pardessus, son chapeau sur la tête, une main dans la poche. On dirait qu’il va partir.
Ce qui est de mauvais augure, c’est qu’à son autre main, celle qui tient fermement son arme, il a enfilé un gant. La panique commence à me gagner. Même si je vais très vite, s’il tire, je suis mort. Surtout avec une patte folle, je perds pas mal de sang, je pense, pas moyen de savoir, ça me lance, je ne sais pas comment cette jambe va réagir si je lui demande quelque chose.
Verhœven le sait d’ailleurs très bien.
Par précaution il recule d’un pas, son bras ne faiblit pas, reste parfaitement rectiligne, il n’a pas peur, il est décidé, son visage anguleux exprime une sérénité sobre, modeste.
Je suis à genoux, il est debout, nos yeux ne sont pas à la même hauteur mais il s’en faut de bien peu. C’est peut-être ma chance, la dernière. Il est à portée de main, si je gagne quelques centimètres, quelques minutes…
— Je vois que tu réfléchis toujours aussi vite, mon grand…
« Mon grand »… Il a toujours été comme ça, Verhœven, protecteur, paternaliste. Vu sa taille, c’est franchement ridicule. Mais il est fin. Et moi qui le connais bien, je vois qu’il n’a pas la tête des bons jours.
— Enfin, vite…, reprend-il. En règle générale. Parce que cette nuit, tu as une petite longueur de retard. Si près du but, c’est rageant. (Il ne me quitte pas des yeux.) Si tu es venu chercher une valise pleine de pognon, ça te fera du bien de savoir qu’elle était bien là. Il y a une heure la femme d’Hafner est partie avec. C’est même moi qui lui ai appelé un taxi. Tu me connais, je suis un homme très obligeant avec les femmes. Qu’elles portent une valise ou qu’elles fassent un esclandre dans un restaurant, je suis toujours prêt à rendre service.
Il ne fera aucune erreur, son pistolet est armé et ce n’est pas une arme de service…
— Oui, dit-il comme s’il suivait mes pensées, l’arme appartient à Hafner. Au premier étage, il y a un arsenal, tu n’imagines pas. C’est lui qui m’a conseillé celle-ci. Moi, dans la situation, tout me va, celle-ci, une autre…
Son regard ne me quitte pas, c’en est presque hypnotique. J’avais souvent remarqué, du temps que je travaillais pour lui, ce regard glacé, comme une lame.
— Tu te demandes comment je suis arrivé ici mais surtout de quelle manière tu vas pouvoir en sortir. Parce que tu devines à quel point je suis furieux.
Son immobilité parfaite confirme que l’issue n’est qu’une question de secondes.
— Et vexé, poursuit Verhœven. Surtout vexé. C’est le pire, pour un homme comme moi. La colère, on fait avec, on finit par se calmer, on relativise, mais l’amour-propre, c’est terrible les dégâts que ça peut faire. Surtout chez un homme qui n’a plus rien à perdre, un homme qui n’a plus rien à lui. Un type comme moi, par exemple. Pour une blessure d’amour-propre, il est capable de tout.
Je ne dis rien. J’avale ma salive.
— Toi, dit-il, tu vas te lancer. Je le sens. (Il sourit.) À ta place, c’est aussi ce que je ferais. Quitte ou double, c’est dans notre nature. Nous sommes assez proches, n’est-ce pas, nous nous ressemblons pas mal. C’est ce qui a rendu cette histoire possible, je crois.
Il disserte mais il ne perd pas de vue la situation.
Je bande mes muscles.
Il sort sa main gauche de sa poche.
Sans bouger les yeux, je calcule ma trajectoire.
Il tient son pistolet à deux mains, exactement pointé sur mon regard. Je vais le surprendre, il s’attend à ce que je charge ou que je m’esquive, je vais reculer.
— Tsst tsst tsst…
Sa main quitte son arme et se porte à son oreille.
— Écoute…
J’écoute. Les sirènes. Elles avancent très vite, Verhœven ne sourit pas, ne savoure pas sa victoire, il est triste.
Si je n’étais pas dans cette sale situation, je le plaindrais.
J’ai toujours su que j’aimais cet homme.
— Arrestation pour meurtre, dit-il (sa voix est très basse, il faut vraiment se concentrer pour l’entendre), hold-up, complicité de meurtre en janvier… Pour Ravic, torture et meurtre, pour sa copine, assassinat. Tu vas rester au trou un sacré moment, ça me fait de la peine, tu sais ?
Il est sincère.
Les sirènes convergent vers la maison à grande vitesse, il y en a au moins cinq, davantage peut-être. Les lumières des gyrophares passent par les fenêtres et éclairent l’intérieur du pavillon comme des néons de foire. Au bout du salon, le visage éteint d’Hafner, effondré dans son fauteuil, se colore alternativement de bleu et de rouge.
Des pas se précipitent. La porte d’entrée semble voler en éclats. Je tourne la tête.
C’est Louis, mon copain Louis qui entre en premier. Clean, coiffé comme un communiant.
— Salut, Louis…
J’aimerais bien prendre un air détaché, être cynique, continuer mon sketch mais retrouver Louis de cette manière, tout ce passé, tout ce gâchis, ça me brise le cœur.
— Salut, Jean-Claude…, dit Louis en s’approchant.
Mon regard revient vers Verhœven. Il n’est plus là.
22 h 30
Les pavillons se sont tous éclairés, les jardins aussi. Les propriétaires sont sur leurs perrons, ils s’interpellent parfois, se questionnent, certains se sont avancés jusqu’à leur clôture, d’autres, plus téméraires, sont venus jusqu’au milieu de la rue mais hésitent tout de même à s’approcher. Deux agents en uniforme viennent se poster aux extrémités pour empêcher les approches intempestives.
Le commandant Verhœven, le chapeau enfoncé sur le crâne, les mains dans les poches de son pardessus, a tourné le dos à la scène, il regarde la rue toute droite éclairée comme une nuit de Noël.
— Je te demande pardon, Louis. (Il parle lentement, comme un homme terrassé par la fatigue.) Je t’ai tenu à l’écart de tout, comme si je me méfiais de toi. Ce n’est pas ça du tout, tu le sais ?
La question n’est pas de pure forme.
— Bien sûr, dit Louis.
Il voudrait protester mais Verhœven a déjà détourné le regard. C’est toujours comme ça entre eux, ça commence, ça finit rarement. Cette fois est évidemment différente. Chacun d’eux a le sentiment qu’ils se voient pour la dernière fois.
Cette perspective donne à Louis une témérité exceptionnelle.
— Cette femme…, commence-t-il.
Deux mots comme ceux-là, c’est énorme de la part de Louis. Camille réagit aussitôt :
— Oh non, Louis, ne pense surtout pas ça ! (Pas fâché, Camille, mais véhément. Comme s’il risquait d’être victime d’une injustice.) Quand tu dis « cette femme », j’ai l’impression d’être la victime d’une histoire d’amour.
Il regarde de nouveau la rue, longuement.
— Ce n’est pas l’amour qui m’a fait agir, c’est la situation.