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La rue bruisse du côté du pavillon, du bruit des moteurs, on entend des voix, des ordres, l’atmosphère n’est pas électrique mais calme, studieuse presque.

— Depuis la mort d’Irène, reprend Camille, je croyais tout ça terminé. En fait, la braise couvait encore et je ne le savais pas. Maleval a su souffler dessus, au bon moment, voilà tout. Au fond « cette femme » comme tu dis… elle n’y est pas pour grand-chose.

— Quand même, insiste Louis, mensonge, trahison…

— Oh, Louis, ce sont des mots… Quand j’ai compris l’histoire, j’aurais pu tout arrêter, le mensonge se serait terminé là, il n’y aurait pas eu de trahison.

Le silence de Louis demande : et alors ?

— En fait…

Camille se tourne vers Louis, il semble chercher ses propres mots sur le visage du jeune homme.

— Je n’avais plus envie d’arrêter, je devais aller au bout, pour en finir. Je crois… que c’est de la fidélité. (Il semble étonné lui-même de ce mot. Il sourit.) Et puis cette femme… je n’ai jamais cru qu’elle agissait pour un mauvais motif. Si je l’avais cru, je l’aurais arrêtée tout de suite. Quand j’ai compris, c’était un peu tard mais je pouvais accepter les dégâts, je pouvais encore faire mon travail. Mais non. J’ai toujours pensé qu’accepter tout ce qu’elle endurait… ça ne pouvait pas être pour une mauvaise cause. (Il hoche la tête, l’air de se réveiller, il sourit.) Et j’avais raison. Elle se sacrifiait pour son frère. Oui, je sais, c’est un mot ridicule le « sacrifice » !… Ce n’est pas un mot pour aujourd’hui, plutôt vieux jeu, mais enfin… Regarde Hafner, ce n’était pas un ange mais il s’est sacrifié pour ses filles. Anne, elle, c’est pour son frère… Ça existe ces choses-là.

— Et vous ?

— Moi aussi.

Il hésite, se lance.

— Quitte à toucher le fond, j’ai trouvé que ce n’était pas mal d’avoir quelqu’un à qui sacrifier quelque chose d’important. (Il sourit.) Dans ces temps d’égoïsme, c’est même luxueux, tu ne trouves pas ?

Il remonte le col de son pardessus.

— Bon, c’est pas le tout, j’ai pas fini ma journée, moi. J’ai une lettre de démission à écrire. Je suis pas couché…

Pourtant, il ne bouge pas.

— Eh, Louis !

Louis se retourne. Un technicien l’appelle, à une quinzaine de mètres, sur le trottoir devant le pavillon d’Hafner.

Camille fait signe, vas-y, Louis, ne te retarde pas.

— Je reviens, dit Louis.

Mais lorsqu’il revient, Camille est déjà parti.

1 h 30

Camille a ressenti une brusque accélération cardiaque lorsqu’il a vu la lumière allumée dans la maison.

Il a aussitôt arrêté la voiture, coupé le moteur. Il est resté assis au volant, à se demander comment il allait s’y prendre. Anne est là.

Il n’avait pas besoin de cette déception supplémentaire, de cette épreuve. Il avait besoin d’être seul.

Il soupire, saisit son manteau, prend son chapeau, son gros dossier à sangle puis remonte lentement à pied le chemin en se demandant comment ils vont se retrouver, ce qu’il va lui dire, comment il va le lui dire. Il l’imagine encore au même endroit, assise par terre, près de l’évier de la cuisine.

La porte de la terrasse est légèrement entrouverte.

La lumière diffuse, dans le salon, vient seulement de la veilleuse, sous l’escalier, insuffisante pour voir où Anne se trouve. Camille pose son paquet par terre, saisit la poignée de la baie vitrée, fait coulisser la porte. Il sourit.

Il est seul. Pas besoin de se poser la question mais tout de même :

— Anne…! Tu es là ?

Il connaît déjà la réponse.

Il va jusqu’au poêle, c’est toujours la première chose à faire. Une bûche. Et ouvrir le tirant d’air.

Puis il retire son manteau, allume, au passage, la bouilloire électrique mais l’éteint aussitôt et va jusqu’à l’armoire où il range les alcools, hésite : whisky ? Cognac ?

Allons-y pour le cognac.

Juste un fond.

Ensuite il retourne prendre son paquet laissé sur la terrasse et referme la porte vitrée.

Il va s’y mettre tranquillement, le temps de siroter quelques gorgées. Il aime cette maison. Au-dessus de lui, le toit vitré est couvert de feuillages ombrés et mouvants. D’ici on ne sent pas le vent, on le voit seulement.

C’est curieux, à cet instant — il a pourtant l’âge d’être grand — sa mère lui manque. Immensément. Il pourrait en pleurer s’il se laissait aller.

Mais il résiste. Pleurer seul, ça n’a aucun sens.

Alors il pose son verre, s’agenouille, ouvre le gros dossier avec les photos, les rapports, les comptes rendus, les coupures de presse, il doit y avoir là les dernières photos d’Irène.

Il ne cherche pas, ne regarde pas, il enfourne tout cela méthodiquement, par poignées, dans la gueule béante du poêle qui maintenant ronfle paisiblement, vitesse de croisière.

Courbevoie, décembre 2011

Remerciements

Sacrifices est le dernier volet de la trilogie Verhœven, commencée avec Travail soigné et poursuivie avec Alex.

Mes remerciements à Pascaline, mon épouse, à Gérald Aubert pour ses conseils et à l’ami Sam, toujours présent et disponible. Et à Pierre Scipion, pour sa vigilance et sa bienveillance ainsi qu’au personnel d’Albin Michel.

Et bien sûr, pour les légers emprunts que je leur fais ici et là, ma reconnaissance à (dans l’ordre alphabétique) : Marcel Aymé, Thomas Bernhard, Nicolas Boileau, Heinrich Böll, William Faulkner, Shelby Foote, William Gaddis, John Le Carré, Jules Michelet, Antonio Muñoz Molina, Marcel Proust, Olivier Remaud, Jean-Paul Sartre, Thomas Wolfe.