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Or vingt-quatre heures, c’est beaucoup plus de temps qu’il n’en faut à un homme comme Camille pour ravager la Terre.

En sortant de l’hôpital, il ne dispose que des quelques explications qu’on lui a fournies au téléphone et ici, à l’hôpital. En réalité, hormis les généralités, personne ne sait rien, il est encore impossible de retracer précisément le fil des événements. Camille n’a que l’image terrible d’Anne défigurée, ce qui est beaucoup pour un homme déjà très poreux aux sensations fortes, et ce spectacle encourage sa colère naturelle.

Dès la sortie des urgences, il est entré en ébullition.

Il veut tout savoir, tout de suite, être le premier à savoir, il veut…

Il faut bien comprendre : Camille n’a rien d’un vengeur. Il a des rancunes, comme tout le monde, mais pour ne prendre que cet exemple, Buisson, l’homme qui a tué sa première femme quatre ans plus tôt[1], vit toujours et Camille n’a jamais voulu le faire assassiner dans sa prison, avec les relations qu’il a dans le milieu, ça n’aurait pourtant rien de compliqué.

Aujourd’hui, avec Anne (elle n’est pas sa seconde femme mais il ne sait pas très bien quel mot il faut employer), avec Anne, ce n’est pas cela, non, ce n’est pas l’esprit de vengeance.

C’est comme si sa propre vie était menacée par cet événement.

Il a besoin d’agir parce qu’il est incapable d’imaginer les conséquences d’un acte qui touche à sa relation avec elle, la seule chose qui, depuis la mort d’Irène, a redonné du sens à sa vie.

Si vous pensez que ce sont des grands mots, c’est que vous n’êtes pas responsable de la mort de quelqu’un que vous avez aimé. Ça fait une sacrée différence, je vous assure.

Tandis qu’il descend fébrilement les marches de l’hôpital, il revoit le visage d’Anne, ses yeux aux cernes jaunes, la vilaine couleur des hématomes, les chairs boursouflées.

Il vient de la voir morte.

Il ne sait pas encore de quelle manière ni pour quelle raison mais quelqu’un a voulu la tuer.

C’est cette répétition qui le met en alarme. Après l’assassinat d’Irène… Les deux circonstances n’ont strictement rien à voir. Irène était personnellement visée par un assassin, Anne a seulement croisé la mauvaise personne au mauvais moment, mais à cet instant, Camille ne fait pas le tri entre ses émotions.

Il est juste incapable de laisser faire sans agir.

Sans tenter d’agir.

Il a d’ailleurs posé un premier acte sans même s’en apercevoir, par instinct, dès la conversation téléphonique du début de matinée. Anne a été « blessée » lors d’une attaque à main armée dans le VIIIe arrondissement et « molestée », lui a dit l’employée de la préfecture de Police. Camille adore ce mot, « molester ». Dans la police, on l’adore. On adore aussi « individu » et « stipuler » mais « molester », c’est beaucoup mieux, avec trois syllabes on couvre une gamme qui va de la simple bousculade au passage à tabac, l’interlocuteur comprend ce qu’il veut, rien de plus pratique.

— Comment ça, « molestée » ?

L’employée n’en savait pas plus, elle devait lire un papier, c’était même à se demander si elle comprenait réellement ce qu’elle disait :

— Un vol à main armée. Il y a eu des coups de feu. Mme Forestier n’a pas été touchée mais elle a été molestée. Elle a été conduite aux urgences.

Quelqu’un avait tiré ? Sur Anne ? Lors d’une attaque à main armée ? Présenté ainsi, ce n’était pas facile à saisir, à imaginer. Anne et « à main armée » sont deux concepts tellement éloignés l’un de l’autre…

La fille a expliqué qu’Anne n’avait aucun papier sur elle, pas de sac, qu’on avait seulement trouvé son nom et son adresse dans son téléphone portable.

— On a appelé chez elle mais il n’y a personne.

On s’était rabattu sur le numéro le plus souvent composé, celui de Camille, tout en haut dans la liste des contacts.

Elle lui a demandé son nom, pour son rapport. Elle prononçait « verveine », Camille a dû préciser : Verhœven. Après un court silence, elle lui a demandé de l’épeler.

Le déclic, chez Camille, est venu à ce moment-là. Un réflexe.

Parce que Verhœven, ça n’est déjà pas un nom bien courant, mais chez les flics, il est franchement rare. Et sans vouloir en rajouter, Camille fait partie des commandants de police dont on se souvient. Pas seulement à cause de sa taille, à cause aussi de son histoire personnelle, de sa réputation, d’Irène, de l’affaire des bombes[2], de toutes ces choses. Pour pas mal de gens, il porte le label « Vu à la télé ». Il y a fait quelques apparitions remarquées, les cameramen adorent le saisir en plongée avec son regard d’aigle et son crâne luisant. Mais Verhœven, le flic, la télé, tout ça, l’auxiliaire n’a pas fait le rapprochement, elle lui a demandé d’épeler son nom.

Rétrospectivement, la colère souffle à Camille que cette ignorance est peut-être la première bonne nouvelle d’une journée qui n’en comptera pas d’autres.

— Vous m’avez dit Ferven ? a insisté la fille.

Camille a répondu :

— Oui, c’est ça. Ferven.

Et il l’a épelé.

14 h 00

L’humanité est ainsi faite, un accident et chacun se penche au-dessus de la balustrade. Tant qu’il reste un gyrophare ou une traînée de sang, il reste quelqu’un pour regarder. Et cette fois, il en reste beaucoup. Vous parlez, un braquage et des coups de fusil en plein Paris. À côté, la foire du Trône, c’est de la rigolade.

Théoriquement, la rue est fermée mais ça n’empêche pas les piétons de passer, la consigne est de ne laisser filtrer que les riverains, peine perdue, tout le monde est devenu riverain parce que tout le monde veut savoir de quoi il retourne. Maintenant, le calme est revenu mais à entendre les commentaires, en fin de matinée, c’était un beau bordel. Des voitures de flics, des camionnettes, des techniciens, des motos, tout ça rassemblé en bas des Champs-Élysées, l’encombrement gagnait aux deux bouts, en deux heures il paraît que tout était bloqué de la Concorde à l’Étoile et de Malesherbes au palais de Tokyo. Penser que je suis l’auteur d’une telle effervescence est assez grisant.

Quand on a tiré à plusieurs reprises sur une fille en sang des pieds à la tête et qu’on a décollé ensuite en 4 x 4 dans un hurlement de pneus avec cinquante mille euros de bijoux, forcément, revenir sur les lieux vous fait un peu le coup de la madeleine de Proust. Pas déplaisant, d’ailleurs. Quand les affaires marchent, on a toujours l’âme légère. Il y a un café, rue Georges-Flandrin, juste à la sortie du passage Monier. Très bien placé. Le Brasseur. Il y a encore une de ces agitations ! On y discute sec. C’est simple, tout le monde a tout vu, tout entendu et sait tout.

Je me fais discret, loin de l’entrée, je reste à l’extrémité du bar, là où il y a le plus de monde, je me fonds dans la masse et j’écoute.

Une sacrée brochette d’andouilles.

14 h 15

On dirait que le ciel d’automne a été peint pour lui, ce cimetière. Il y a beaucoup de monde. C’est l’avantage des fonctionnaires en activité, aux enterrements ils se déplacent en délégation, ça fait tout de suite foule.

De loin, Camille aperçoit les proches d’Armand, sa femme, ses enfants, les frères, les sœurs. Tous lisses, droits, tristes et sérieux. Il ne sait pas exactement à quoi ça ressemble dans la réalité mais l’ensemble lui fait penser à une famille de quakers.

La mort d’Armand, quatre jours plus tôt, a immensément peiné Camille. Elle l’a aussi libéré. Des semaines et des semaines à venir le voir, à lui tenir les mains, à lui parler y compris quand plus personne n’était capable de dire s’il entendait ou comprenait encore quoi que ce soit. Aussi, il se contente d’un signe de tête, d’assez loin, à l’adresse de son épouse. Après cette longue agonie, tous ces mots dits à sa femme, à ses enfants, Camille n’a plus rien pour eux, il aurait même pu ne pas venir, tout ce qu’il pouvait donner pour Armand, il l’a déjà donné.

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1

Travail soigné, Le Masque, 2006 ; Le Livre de poche 2010.

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2

Les Grands Moyens, SmartNovel, 2011.