— Comment ça, rien ?
— Rien pour l’instant. Siyah et Séverin seraient ravis de t’avoir à portée de sortilèges et de crocs. Tu leur offrirais ce plaisir ?
— Pas vraiment.
— Alors attends.
— Je ne devrais pas faire demi-tour ?
— Tu vois le chamane, dans cette salle ?
— Non.
— En rebroussant chemin, tu prends le risque de tomber sur lui.
— Donc…
— On reste planqués.
— Ça peut durer longtemps !
— Mon expérience m’a appris qu’il ne tarde jamais à se passer quelque chose. Tiens-toi prêt, c’est tout.
— D’accord, chef. »
En soupirant, je m’installe aussi confortablement que possible contre le mur du couloir.
Je profite de l’inaction à laquelle Ombe m’invite (une fois n’est pas coutume !) pour réfléchir, ce que l’enchaînement des événements m’a empêché de faire sérieusement jusqu’à présent.
La dernière fois que j’ai vu Walter, c’était sur mon lit d’hôpital, juste avant ma fuite. Je lui ai téléphoné trois jours plus tard – la veille du Nouvel An – et il m’a convoqué au siège de l’Association. Ensuite, plus de nouvelles, rien. Porte close. Même mademoiselle Rose, que j’ai finalement réussi à contacter, m’a éconduit. Et là, je retrouve Walter attablé avec des individus dont le seul point commun est de saborder le travail de l’Association !
On est loin des fondamentaux de l’organisation qui m’a recruté…
Quel rôle vient jouer mon chamane sibérien plein d’esprits, qui en veut à Walter et n’aime ni les vampires ni les garous ?
D’où sortent ces mercenaires sur le pied de guerre, dont les objectifs sont aussi flous que leurs compétences ?
Que devient l’organisation mystérieuse (étrangement tranquille en ce moment…) qui affectionne les Taser trafiqués et les sortilèges agressifs, et dont l’unique but semble de nous buter, Ombe et moi ?
« Quand je disais “ne fais rien” ; Jasp, je pensais “ne bouge pas” ! Qu’est-ce que tu attends pour écouter ce qu’ils disent ?
— On est trop loin, Ombe.
— Désolant… Tu n’es pas magicien ? »
Si. Parfois. Surtout quand j’ai ma sacoche.
Cependant, Ombe n’a pas tort. Moi aussi, je suis curieux d’entendre la discussion en cours.
Sans plantes, pierres ou métaux, l’exercice risque d’être difficile (je n’ai pas dit impossible ; pas encore !).
Fafnir me manque. Pas Fafnir tout court, qui a simplement changé d’enveloppe et vampirise à présent une gourmette. Mais Fafnir-scarabée, qui était un insurpassable maître espion.
Inutile de me lamenter sur ce que je n’ai plus. Je dois aborder le problème positivement.
Les énergies qui affleurent le long des roches constituent un bon point de départ. Je pose une main contre la paroi derrière moi.
Mes sens de magicien, sensibles aux perturbations élémentales, ne tardent pas à repérer une ligne de force plongeant jusqu’au centre de la caverne.
Il suffit maintenant de se brancher dessus, avec les bons instruments. En l’occurrence trois runes, tracées avec mon sang.
Je choisis Thursaz, la Montagne, parfaite pour capter l’énergie tellurique. Ainsi qu’Ingwaz, le Clou, pour sa capacité à concentrer cette énergie sur un point précis. Enfin, Gebu, l’Oreille, qui établit les communications.
Je m’écorche l’index sur une pierre coupante et, ignorant la douleur, je dessine du bout du doigt sur la roche les signes magiques.
En murmurant les mots qui activeront leurs pouvoirs :
— Apporte la vie dans la pierre, Thursaz, comme un fleuve irriguant le désert ; que l’énergie circule plus fort, de bas en haut ! Ingwaz, fais-la jaillir comme une source bienfaisante ! Et toi, Gebu, charrie dans les flots les mots qui se disent ! Apporte la vie dans la pierre, Thursaz, comme un fleuve irriguant le désert ; que l’énergie circule plus fort, de bas en haut ! Ingwaz, fais-la jaillir comme une source bienfaisante ! Et toi, Gebu, charrie dans les flots les mots qui se disent !
Ça devrait fonctionner.
Je colle mon oreille contre la pierre (il ne faut pas rêver, les runes ne transforment pas les rochers en haut-parleurs !) et distingue aussitôt les bribes d’une conversation.
— … Fulgence… hors de portée…
Il me semble que c’est Siyah qui parle, mais impossible d’être sûr.
— … incapables… maître sera furieux…
Là, ça serait plutôt Walter. Les sons, à travers la roche, ont tendance à se ressembler tous.
— … concentrer efforts… disloquer la Barrière…
Encore Walter.
Gesticulant, visiblement sous l’emprise de la colère, le patron de l’Association s’éloigne de quelques pas, suivi par les autres qui tirent une tronche pas possible. Je n’entends presque plus rien.
En soupirant, je me décolle de la paroi.
« Alors ?
— Alors quoi, Ombe ? Tu as entendu, comme moi.
— Fulgence, ce n’est pas n’importe qui. C’est le big boss de l’Association ! Il dirige aussi le bureau de Londres.
— Ils en ont après lui, sans succès visiblement. Ça met Walter en rogne.
— Et la Barrière ? De quoi parlent-ils ?
— Si un jour mademoiselle Rose redevient quelqu’un de normal, Ombe, c’est-à-dire répondant au téléphone, s’inquiétant des problèmes des stagiaires et envoyant pour les convoquer un courrier plutôt qu’un trio de mercenaires, je lui poserai la question, promis ! »
Ce jour-là me semble néanmoins très éloigné.
J’en suis à ce stade de mes réflexions quand une intense agitation s’empare de la caverne. Deux lycans ont mis la main sur un intrus qui se laisse entraîner sans résistance.
— Otchi ! je m’exclame à voix basse.
« À tes souhaits !
— Très drôle, Ombe.
— Je détends l’atmosphère. Maintenant la voix est libre, Jasp. Tu peux faire demi-tour quand tu veux.
— Je n’en ai plus envie. Que dirais-tu d’un peu d’action ? »
Sans attendre la réponse de ma coéquipière préférée, je quitte mon recoin et, profitant de l’effervescence, me faufile de rocher en rocher, m’approchant dangereusement du centre de la caverne. Bien décidé à ne pas rater la symphonie pour tambour et clochette d’Otchi…
« Ça risque de chauffer, hein ?
— Je compte là-dessus, Ombe. Rien de tel qu’une bonne diversion pour agir.
— Qu’est-ce que tu vas faire, Jasper ?
— Improviser !
— Tu vas aider Walter ?
— Donner un coup de main au chamane, plutôt.
— Pourquoi le chamane ?
— Parce que tout le monde dans cette salle a l’air embêté de le voir ! Tu sais comme j’apprécie les trouble-fête ! »
L’air embêté, j’ai dit ? C’est un peu faible pour décrire l’état de panique qui s’empare des quatre hommes en découvrant l’identité de leur prisonnier !
Siyah abandonne son fauteuil et recule sans quitter Otchi des yeux.
Séverin feule en découvrant ses dents et Trulez commence à se transformer.