Comment expliquer tout ça à Ombe ?
« Mademoiselle Rose n’a pas besoin de mon aide. Elle a déjà rétamé quatre lycans, et autant pour les Robocop qui l’accompagnent…
— Sur ce point, Jasp, tu n’as pas tort. Quelle leçon ! Je me doutais bien que mademoiselle Rose dissimulait sa vraie nature. Mais de là à imaginer…
— Tu as vu son bâton ? Ma main au feu que c’est un bâton de pouvoir. Capable de concentrer une grande quantité d’énergie pour la projeter sur un obstacle. Aucun doute, Ombe : mademoiselle Rose est une magicienne puissante.
— Mais Walter ? Seul avec cet horrible sorcier !
— Il n’est pas horrible, tu exagères. C’est vrai qu’il n’est pas très beau, mais il ne faut pas juger les gens sur leur apparence. Regarde, moi par exemple, je…
— Je te l’ai déjà dit, Jasper, c’est pas le moment de plaisanter.
— Excuse-moi. Pour Walter, j’ai bien peur que ce soit trop tard. L’horrible sorcier, comme tu dis, a édifié un horrible cercle qui les isole de l’horrible extérieur. Et je mets mon autre main à couper que sa protection est plus solide que du béton armé.
— Il reste le mage, le vampire et Trulez – que les mites lui bouffent les poils !
— Pour tout t’avouer, Ombe, c’est sûrement le contrecoup de la bagarre contre Lakej, mais je me sens totalement incapable de me lancer à la poursuite de qui que ce soit…
— Tu me déçois, Jasp.
— J’en suis désolé, Ombe, crois-moi. »
Un cri étonné résonne dans la caverne.
C’est Walter qui l’a poussé.
En constatant, peut-être, qu’il est devenu prisonnier d’un cercle mystique. Ou en sentant sur lui s’intensifier le regard d’Otchi.
L’effet de ce cri – bien plus que le hurlement du lycan édenté – est immédiat. Je redouble de tremblements et mes dents s’entrechoquent.
La panique s’empare également des monstres survivants qui rompent le combat et détalent dans les couloirs.
D’un geste, mademoiselle Rose retient ses hommes prêts à s’élancer derrière les fuyards. Elle n’a d’yeux que pour la scène qui se déroule devant elle.
Une scène avec, dans les rôles principaux, un sorcier venu pour des raisons obscures de sa lointaine Sibérie et le chef de l’Association, Walter himself (ou presque : sans cravate affreuse, Walter est-il vraiment Walter ?)…
Les sept collines
(Dessins tirés des Rouleaux de Sang d’Otchi, avec les commentaires de Jasper)
Cette scène-là est plus complexe que celle du rouleau précédent, qui dressait un état des lieux du monde et des pouvoirs du chamane. Ici, Otchi raconte une histoire (sa propre initiation ?).
En effet, un individu est allongé sur le sol (Otchi ? Dans le doute, je vais l’appeler le « jeune chamane »). C’est la nuit. Un homme (son maître ?) invoque des esprits. Le jeune chamane commence alors un voyage immobile par l’intermédiaire de son corps astral.
Le corps astral du jeune chamane se rend dans un lieu où se dressent sept collines (d’où le titre de la séquence… je suis perspicace, je sais !).
Dans ce lieu (très certainement) sacré, le jeune chamane rencontre un homme (je vais l’appeler « forgeron », à cause du marteau qu’il brandit) qui l’attrape et le met à bouillir dans un chaudron. Puis il le sort et frappe dessus avec un marteau.
La symbolique est évidente : le forgeron fabrique un homme nouveau, sans doute doté de capacités exceptionnelles.
L’initié, transformé, est rendu à sa vie. C’est à présent un chamane accompli (il a un tambour dans la main et un esprit qui l’accompagne).
Il chemine, peut-être pour regagner son corps, sur lequel veille l’homme au feu (son maître ?).
Mais il arrive un incident imprévu (voir les tremblements d’effroi de l’esprit) : le jeune chamane tombe dans un trou, en direction des mondes inférieurs…
8
Cette fois, Walter ne peut plus reculer.
J’entends par là qu’il est dos au mur.
Prisonnier du cercle qu’Otchi, profitant de la confusion, a tracé sur le sol, en sautillant et en marmonnant (ce que je n’aurais jamais songé à faire, par peur, peut-être, d’être surnommé ensuite Jasper le Bondissant – on attrape vite un sobriquet dans le milieu des sorciers).
Comme une bête prise au piège, Walter observe avec inquiétude le chamane s’approcher. Il pousse un deuxième cri, mélange de peur et de rage froide.
Un cri que je pourrais pousser, si j’étais à sa place ! Bon sang…
— Ne t’approche pas de lui !
Mademoiselle Rose apostrophe Otchi, le pivot du pentacle. Sa voix a retenti, terrible, sous la voûte de la caverne.
Las ! Le chamane ne tourne même pas la tête, continuant de fixer avec des yeux plus durs que du métal un Walter qui n’en mène pas large.
— Recule !
Encore mademoiselle Rose. Avec cette différence qu’elle s’est avancée de plusieurs mètres et qu’elle a levé son bâton de pouvoir.
Mais Otchi reste sourd aux injonctions de la guerrière. Il sort de sa besace un étrange pendentif qu’il agite sous les yeux de Walter.
Je suis trop loin pour distinguer les détails. Cependant, je sens déferler sur moi un nouveau sentiment de panique. La scène m’évoque un je-ne-sais-quoi de familier.
Un éclair de lumière rouge.
Encore ce vortex, cette aspiration vers un gigantesque puits intérieur dans lequel je plonge et je me noie.
Je suis dans la même grotte, et pourtant elle est différente. À moins que ce ne soit moi. Je ne me reconnais pas. Plus grand, plus fort, indifférent au drame qui se joue…
Je remonte de ma vision en suffoquant.
« Jasper, tout va bien ?
— Ça va, Ombe. C’est juste que… Ça fait un choc de voir ça !
— Je suis d’accord ! Pauvre Walter. »
Pourquoi je mens à mon amie ? C’est absurde…
Comme une vraie Obélix (c’est-à-dire sans place pour la concorde), mademoiselle Rose décide d’agir.
Gonflé à bloc par les énergies massivement présentes dans les roches alentour, le lourd bâton, celui avec lequel la « sorcrétaire » a fendu le crâne d’un loup-garou, crépite d’étincelles jaunes. Quelques mots déclencheurs (du runique, il me semble) mettent le feu aux foudres et un torrent de flammes heurte avec violence la protection érigée par le chamane.
Qui s’en moque comme d’une guigne.
Car les gouttes de sueur baignant son crâne ne sont pas provoquées par l’assaut de mademoiselle Rose. Tendu à l’extrême, Otchi affronte le chef de l’Association dans un extraordinaire duel, immobile et silencieux.
Lui, le sorcier, gardant Walter sous la menace d’un bijou pulsant d’une vie propre (banal, dirait Fafnir en haussant les épaules s’il en possédait).
Lui, Walter, tremblant de tous ses membres mais soutenant fièrement le regard impitoyable du sorcier.
Je ressens pour le chef de l’Association une admiration sincère. Je n’aurais pas été capable, moi, de conserver ma dignité face à Otchi.
« C’est peut-être le moment de donner un coup de main à mademoiselle Rose. J’ai l’impression qu’elle est au bout du rouleau. »