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Effectivement, à vue de nez, les attaques magiques de notre sorcière bien-aimée se révèlent totalement inopérantes (bon sang, magicien, c’est complètement nul ; quand je serai grand, je serai chamane !).

« Désolé, Ombe, mais nous allons devoir continuer à jouer les figurants. Je ne suis toujours pas rétabli… C’est nul et tu es déçue, je sais. Mais je ne peux pas faire autrement.

— Ah… Ouais, c’est nul. En tout cas, merci pour le “nous” ; ça me touche.

— Pour être franc, je n’ai pas fait exprès.

— Alors c’est encore mieux. »

Dans le cercle, la tension grimpe d’un cran lorsque Walter met un genou à terre. Je vois la colère de mademoiselle Rose se changer en inquiétude.

Étrangement, je ne ressens aucun sentiment de révolte. Seulement de la trouille, une grande fatigue et la certitude que je ne voudrais, pour rien au monde, être à la place de Walter…

Je devrais être furieux, choqué, humilié par le traitement que subit en ce moment le patron de l’Association. Mais sa détresse ne provoque rien d’autre chez moi qu’un irrépressible désir de fuite.

J’essaye de me rappeler sa présence paternelle, à l’hôpital, lorsque je souffrais dans mon corps et mon âme, lorsque je pleurais sur son épaule, abandonné et confiant.

Mais ça ne change rien.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

Est-ce l’influence de cet autre moi surgi, tout à l’heure, d’un rêve éveillé – coloré en rouge ?

Est-ce à force de jouer les justiciers solitaires ?

Voilà huit jours que mes actes, des plus anodins aux plus importants, se font en dehors de l’Association, sans elle et même parfois… contre elle.

— Est-ce que cela suffit, huit petits jours, pour bouleverser une vie ? je murmure à voix haute.

« Une vie peut basculer en une journée, Jasper. En une heure. En une minute…

— Je suis désolé, Ombe.

— Tu peux. Je ne parlais pas de moi mais de toi ! »

Un troisième hurlement interrompt notre conversation silencieuse.

Walter gît à présent sur le sol, secoué par des spasmes violents. Des soubresauts spectaculaires, qui n’ont absolument rien d’humain.

— Qu’est-ce que ce maudit chamane est en train de lui faire ? je murmure encore, en dissimulant à Ombe mon timbre terrifié.

« Et si on s’approchait, Jasp ? Autant jouer les voyeurs dans de bonnes conditions !

— Trop risqué. Mademoiselle Rose nous repérerait. Je préfère rester là.

— Tu te caches de mademoiselle Rose, maintenant ? Après toute l’énergie que tu as déployée pour attirer son attention ?

— Pas d’ironie, Ombe. Tu oublies les mercenaires de ce matin ! »

Je ne veux pas confier à Ombe qu’en réalité c’est Otchi qui me flanque une frousse bleue. Pourquoi n’éprouve-t-elle pas la même peur panique que moi ? Parce que nous sommes liés mais distincts. C’est vrai qu’Ombe ne peut pas lire mes pensées secrètes. Je sais aussi, à présent, qu’elle reste insensible aux œillades des chamanes sibériens…

Mademoiselle Rose se précipite contre les protections magiques.

— Vous allez vous faire mal pour rien, je murmure.

Constatant la solidité de la barrière, elle cesse bientôt de marteler le champ de force, jetant des regards désespérés à l’intérieur, où le chef de l’Association continue de convulser.

Soudain, Walter se raidit. Son corps s’arc-boute.

Il exhale un soupir puissant, audible jusqu’au fond de la caverne.

Et puis une fumée noire s’arrache, réticente, à sa chair et flotte dans les airs, brume épaisse et malsaine, se gonflant et se dégonflant sous l’effet d’une atroce respiration, avalant la lumière autour d’elle.

Brusquement rendu à lui-même, Walter retombe lourdement sur le sol.

Un frisson glacé court sur ma peau.

« Qu’est-ce qui se passe, Jasper ?

— On dirait que… qu’Otchi vient de pratiquer un exorcisme !

— Sur Walter ?

— Tu ne veux pas attendre la fin pour poser tes questions ?

— Dis tout de suite que je te soûle !

— Tu me soûles, Ombe. »

Walter était donc possédé ? Je n’en reviens pas !

Mais la chose noire qui flotte dans le pentacle est bien réelle. Et sûrement encore dangereuse.

Flash de lumière rouge.

Je suis de nouveau dans l’arène. Entouré de choses noires, de formes ténébreuses, qui vocifèrent des encouragements

Je m’accroche à la roche pour ne pas vaciller.

Le chamane tourne vers la brume maléfique le pendentif utilisé sur Walter, en prononçant d’une voix faible :

— Mirdautas quiinubat, Khalk’rugûl !

Cette langue ne m’est pas inconnue.

Elle pénètre en moi, elle me caresse.

Elle projette des reflets vermillon.

Elle a un goût de fer rouillé (comment je peux savoir ça, moi ? Je vire cinglé ! Au secours !).

Ces trois mots ont un effet radical. La fumée se tord dans tous les sens et se dissipe lentement, comme à regret.

Épuisé, le chamane tombe à genoux.

En même temps que s’effondrent les murs que son sortilège avait dressés.

Poussant un cri de rage, mademoiselle Rose s’engouffre dans le cercle, sabre au clair. Derrière elle, les mercenaires ont levé leurs armes et mettent le sorcier en joue.

Otchi n’a aucune réaction. Il reste prostré sur le sol, hébété.

Alors que mademoiselle Rose, furieuse, lève sa lame au-dessus du cou du sorcier, Walter trouve la force de se redresser. S’appuyant sur un coude, il lève un bras tremblant pour empêcher le massacre.

— Rose, non ! Arrêtez !… Otchi… vient de me sauver !…

Devant l’air incrédule de mademoiselle Rose, il ajoute :

— Il vient de nous sauver tous…

Ça, c’est ce que j’appelle un sacré coup de théâtre.

Le pays des Ossements

(Dessins tirés des Rouleaux de Sang d’Otchi, avec les commentaires de Jasper)

Il s’agit de la suite directe du parchemin précédent. Le jeune chamane, tombé dans une crevasse, se retrouve dans les mondes inférieurs. Plus exactement, il tombe dans la mare décrite dans le premier rouleau (on distingue la même corde). L’esprit qui l’accompagnait reste à la surface.

Le jeune chamane, son tambour à la main, contemple une montagne qui se dresse en arrière-plan. La brume suggère la chaleur. La montagne est surmontée d’un nuage qui lance des éclairs (la signification n’est pas évidente). Il y a des os et des crânes autour (allusion directe au titre du rouleau : on se trouve bien dans le pays des Ossements).

Le jeune chamane, à l’aide de son tambour, appelle à lui l’esprit resté à la surface.

Chevauchant l’esprit, il échappe à des loups (je crois…) ainsi qu’à un ravin lui aussi rempli d’ossements.

Il survole ensuite un cercle où se battent des géants.