— Au poil et au quart de tour ! répond Jules. Je ne sais pas comment ils communiquent entre eux, mais quelques minutes plus tard, ils étaient quatre. Il y en a un qui a dit qu’il était policier – il a sorti sa plaque – et il nous a demandé de le conduire à la ruelle.
— Le type en noir n’était plus là. Mais il restait le vampire et le lycan. Qui, visiblement, ne se battaient pas l’un contre l’autre ! termine Nina.
— Le garou qui veut me trucider, je dis à mon tour, sur le ton de la confidence, est un renégat recherché par ses frères de clan.
— Ah ! Ça va barder, alors, comprend Jules.
— Et toi, me demande Nina, comment tu as fait pour t’en sortir ? On a vu de la fumée au-dessus de ta tête, et puis le vampire et le garou ont détalé comme des lapins.
De la fumée ? Zut, Nina et Jules ont assisté à une partie de la scène…
— J’ai déclenché un sortilège d’apparence, j’élude en jetant un regard en coin à Jules. Ils se sont brusquement retrouvés face à un troll monstrueux !
— Ne t’inquiète pas, me rassure le garçon. Je suis au courant, pour tes talents magiques.
Je crois que si l’Association survit aux folles journées qu’on est en train de traverser, il faudra sérieusement réviser l’article 6…
Des grognements.
Le ton monte dans l’impasse. Les Anormaux ont décidé de régler leur différend.
Et je crains que, à l’encontre de toutes les directives, les trois représentants de l’Association présents sur les lieux ne s’en mêlent pas…
— Enfin ! gronde celui qu’Ombe m’a montré comme étant Nacelnik (l’amour de sa vie, ouais ; une chance pour elle que je ne sois pas son grand frère, parce que j’aurais mis bon ordre à cette relation, moi !). On se retrouve, lâche !
— Lâche ? rétorque Trulez en se transformant à moitié, imité par les autres lycans. Tu viens à quatre contre un !
— Les autres ne sont là que pour t’empêcher de fuir à nouveau. Tu me dois un combat loyal, fils de coyote !
— À ton service, ersatz d’Alpha ! Mais au fait, tu n’as pas amené avec toi la dinde de l’Association ?
Nacelnik se raidit imperceptiblement. Sa réaction n’échappe pas à Trulez qui se fend d’un rictus mauvais.
— Tu avais sur toi l’odeur de cette chienne quand tu t’es pointé pour me défier, continue-t-il. Elle t’a plaqué ? Pauvre Alpha, pauvre chef de meute jeté comme un os rongé par une pute humaine !
— Ferme-la ! hurle Nacelnik fou de rage. Maudit bâtard !
« Le salaud…
— Laisse tomber, Ombe. Il essaye d’énerver Nacelnik. De l’aveugler en le rendant furieux. Et ça marche ! Ce qui veut dire…
— Qu’il éprouve toujours des sentiments pour moi. Tu crois qu’il sait que je suis… que je suis… enfin, tu vois bien !
— Aucune idée, Ombe. De toute façon, les sentiments, ça traverse tout.
— J’espère qu’il va le massacrer.
— Ne t’inquiète pas. Il a trois potes avec lui.
— Tu ne comprends pas, Jasper. C’est un combat rituel. Le vainqueur empoche la mise. Il devient chef de clan.
— Aïe.
— Si ça tourne mal, il ne faudra pas s’éterniser dans le coin.
— Message reçu… »
Nacelnik a bondi. Il s’est jeté toutes griffes dehors sur Trulez qui se défend avec vigueur. L’ancien amant d’Ombe frappe son adversaire comme un sourd, ajustant mal ses coups. Trulez, maître de lui, répond sobrement mais fait mouche à chaque fois.
Si le duel dure trop longtemps, je ne donne pas cher de la peau de Nacelnik.
— Le vampire, dit Jules à voix basse. Il est parti.
Je cherche des yeux Séverin, mais celui-ci, utilisant la célérité propre à son espèce, a profité de la confusion pour prendre la poudre d’escampette.
— L’enfoiré ! je réponds laconiquement.
Avec Siyah, ça fait deux types dans la nature pour qui ma mort serait une bonne occasion de sabrer le champagne.
Il faut à tout prix éviter qu’il y en ait un troisième (et beaucoup plus, si j’en crois Ombe). Mais comment aider Nacelnik sans qu’il perde la face ?
J’observe plus attentivement le mouvement des duellistes au milieu du cercle de garous.
Je remarque vite que Trulez parvient habilement à garder le soleil dans le dos, obligeant Nacelnik à cligner les yeux pour ne pas être aveuglé.
Pas mal pensé ! Mais tu vas voir ce que tu vas voir (ou plutôt ne pas voir…).
Je sors la gourmette de ma poche et…, je n’invoque pas Fafnir.
Parce que je n’ai pas besoin de lui ; juste d’un objet en argent.
Et puis Fafnir, depuis qu’il se trouve à l’intérieur du bijou d’Ombe, est étonnamment silencieux. À croire qu’il s’est mis en sommeil – en hibernation ?
Je lui ai pourtant appris à communiquer avec moi. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’en abuse pas !
Franchement, je le préférais sous sa forme de scarabée.
Je ne manquerai pas d’y remédier, sitôt de retour dans mon laboratoire…
En attendant, je frotte la petite plaque sur laquelle est inscrit le nom d’Ombe, pour la rendre plus brillante. Puis je m’en sers (en toute discrétion, Walter, je vous assure) comme d’un miroir pour renvoyer l’éclat du soleil dans les yeux du gars roux.
« Art ose heurt ? Art osé ! » comme dirait le philosophe troll Hiéronymus. Trulez rate une esquive et se prend un coup de griffe qui lui arrache un morceau d’épaule.
Hurlement.
Ça t’apprendra à insulter Ombe ! Je lui balance un nouveau morceau de soleil argenté dans la figure.
Il ne voit pas venir un coup de pied de Nacelnik qui le soulève de terre.
Grognement.
Sérieusement touché à deux reprises, Trulez ne fait plus le poids face à un adversaire déchaîné. Il tombe bientôt à genoux, essayant tant bien que mal de parer les coups qui pleuvent sur lui.
Puis, dans un rugissement de Ragnarök, Nacelnik plante ses crocs dans la gorge de l’ancien Alpha.
Gémissement.
Trulez est mort, la trachée arrachée.
Gargouillement…
Je range la gourmette à sa place.
« Ça y est, Ombe, c’est fini, tu peux ouvrir les yeux.
— Qui te dit que je ne regardais pas ?
— Si tu avais assisté au combat, tu n’aurais pas pu t’empêcher de crier des encouragements et des invectives dans ma tête !
— Tu te trompes, Jasper. J’ai regardé… en partie. Et si je n’ai rien dit, c’est parce que je pleurais en silence. Je pleurais en comprenant que je ne pourrais plus jamais tenir Nacelnik dans mes bras…
— Ben, techniquement, ça reste possible, mais je ne me vois vraiment pas…
— Ne gâche pas tout, Jasper ! Je suis en train de mettre mon cœur à nu, là.
— Je sais, ma belle. Désolé. Je n’aime pas ça, ça me met mal à l’aise. Avec toi, la seule façon que j’ai de fuir, c’est de plaisanter sur des choses graves.
— Tu vas fuir longtemps ?
— Jusqu’à ce que je découvre de quoi j’ai peur. Mais continue, Ombe, et pardonne-moi : ta tristesse me fait mal et ton désespoir me bouleverse.
— Je ne sais plus ce que je voulais dire. Et je ne suis pas sûre de vouloir te le dire. Tant pis. En tout cas, merci.
— C’est ironique ?
— Non. Je t’ai vu faire joujou avec la gourmette !
— Ah… Tu crois que c’était de la triche ? Que Nacelnik n’a pas vraiment mérité sa victoire ?