— Walter, je… je ne sais pas comment vous l’annoncer. Le Sphinx… Le Sphinx…
— Rose ? Mais… mais… ce sont des larmes ?
— Le Sphinx est mort, Walter. Tué par un sortilège. On a retrouvé son corps dans une ruelle.
— Hein ? Quoi, mais que… ? Mort ? Le Sphinx ?
— …
— Impossible ! Par tous les dieux, qui aurait osé s’en prendre à lui ? Je ne vous crois pas.
— Je n’y ai pas cru, moi non plus, jusqu’à ce que je voie son corps.
— Je… Bon. Et… Bon sang !
— Mais son agresseur a commis une erreur ! On l’aperçoit, furtivement, sur la bande-vidéo d’une caméra de surveillance.
— Vous l’avez identifié ?
— Oui.
— Eh bien, Rose, qui est-ce ? On le connaît ?
— Il s’agit de Jasper.
— …
— Walter ? Vous vous sentez bien ? Walter ? Tenez, buvez un peu d’eau. Voilà ! Vous retrouvez des couleurs. Vous m’avez fait peur, j’ai cru que vous tourniez de l’œil !
— Ja… Jasper ?
— J’ai immédiatement envoyé un commando chez lui mais il s’est échappé. L’Agent stagiaire Jules l’a pris en filature.
— Jasper… Non, c’est impossible.
— Tout est possible, Walter. La preuve : le Sphinx est mort.
— Où est Jasper, à présent ?
— La dernière fois qu’on a eu de ses nouvelles, il pénétrait dans l’hôtel Héliott avec l’Agent stagiaire Nina et un garçon que j’ai identifié comme un camarade de lycée.
— L’hôtel quoi ? Qu’est-ce que Jasper fabriquait dans un hôtel ?
— L’hôtel Héliott. Il est juste au-dessus de nos têtes, Walter. Visiblement, Jasper en avait après vous…
Les sortilèges de mademoiselle Rose
L’attaque la plus terrible que l’Association a subie s’est déroulée il y a neuf ans.
Une conjugaison de magies ténébreuses, contre notre sanctuaire de la rue du Horla.
Pas de hordes, cette fois, pas de gros bras ni de front bas. Des énergies monstrueuses, un maelström puissant et maléfique qui s’est acharné pendant des heures.
Walter et moi avons lutté de toutes nos forces pour contenir cet assaut. Le Sphinx, quant à lui, praticien médiocre, nous a grandement aidés en dénichant dans l’armurerie quelques artefacts sur lesquels appuyer notre magie défensive.
Nous n’avons jamais su d’où provenait cette attaque. Mais la façon dont elle s’est arrêtée, comme une source brusquement tarie, et la noirceur qui s’en dégageait, tout cela portait la marque d’une action démoniaque.
À la suite de cet épisode douloureux, qui aurait pu signer la fin de l’antenne parisienne de l’Association, nous avons fait ce que nous aurions dû faire depuis longtemps : placer nos bureaux sous la protection d’un sort permanent, suffisamment puissant pour décourager toute nouvelle intrusion. Trente-sept mages venus des différentes sections de l’Association se sont réunis chez nous, le temps de tisser un enchantement dont bénéficient l’immeuble tout entier et nos étages en particulier, la clé de voûte du sort étant la porte d’entrée du bureau…
Comment Walter, envoûté, possédé, transformé en gebbet, a-t-il pu tromper la vigilance du sortilège et franchir le seuil de notre sanctuaire ?
Je ne vois pour l’instant qu’une explication et elle est terrifiante : un démon dissimulé à l’intérieur d’un humain est capable de court-circuiter un enchantement…
12
La nuit est tombée.
Je ne sais pas depuis combien de temps je marche.
Les rues défilent, anonymes. Elles se ressemblent toutes.
Les trottoirs ont la même couleur sous ma semelle.
Je marche tête baissée, le regard flou, abîmé dans mes pensées.
Je marche pour ne pas tomber.
Les paroles de Nacelnik rebondissent à l’intérieur de mon crâne. Je me les répète, inlassablement : « Tu es le frère d’Ombe… Vous avez la même odeur… une odeur de soufre… »
Quand j’ai dit à Ombe, le soir de Noël, quelques heures avant l’agression qui lui a coûté la vie, qu’elle était cette sœur que je n’ai jamais eue, j’étais sincère. Mais ça restait une formule, une échappatoire (une de plus !) et le moyen de devenir plus proche d’elle encore qu’un bête petit copain.
Les mots du lycan, tout à l’heure, de ce lycan qui a eu la chance, le bonheur, le privilège de serrer Ombe dans ses bras, ont bouleversé la donne.
Ombe serait ma sœur. Pour de vrai ! Dixit l’odorat d’un garou…
Par quel miracle ? Par quelle pirouette tragique ?
Je n’imagine pas un seul instant ma mère me cacher l’existence d’une sœur. Encore moins laisser sa fille à la rue ! Non, Ombe ne peut pas avoir la même mère que moi. C’est impossible !
Mais après tout, que sais-je de l’existence de cette femme qui est ma mère et qui n’a pas attendu que je naisse pour vivre ?
N’est-elle pas, d’ailleurs, une sorcière fréquentant des assemblées étranges où s’accomplissent de louches rituels, toujours à droite et à gauche pour participer à de pseudo-stages improbables ?
Je sens le monde – mon monde – trembler sous mes pas. Non, pas ma mère. Je refuse de le croire, de l’envisager une seconde !
Mon père alors ? Ombe serait sa fille ? Possible. Probable, quand on y réfléchit. C’est un homme riche, puissant, qui voyage sans arrêt. Un dérapage, une grossesse, à son insu – ou son indifférence…
Mouais, beaucoup plus plausible.
Soudain je m’arrête, le souffle court, les poumons compressés dans un étau.
Une troisième option (il y en a toujours une…) vient de m’apparaître : et si j’avais été adopté ? Et si mes parents n’étaient pas mes parents ? Ombe est une enfant abandonnée, qui n’a jamais eu la chance d’être accueillie par une famille aimante.
Je l’ai peut-être eue, moi, cette chance ! On m’a peut-être trouvé au bord d’un chemin ! Jeté dans la nature par la même femme, par notre vraie mère ! Confié à de riches parents en mal d’enfant, tandis qu’Ombe, par un caprice de la destinée, passait de familles d’accueil en familles d’accueil !
L’hypothèse est vraisemblable. Mais pas plus que celle du père volage.
Je me calme et reprends ma route.
Au lieu de me focaliser sur notre filiation, je devrais plutôt m’interroger – m’inquiéter ? – sur cette histoire de soufre.
Où trouve-t-on du soufre (ailleurs que sur les allumettes et dans le vin) ? Réponse : chez les démons.
Est-ce que ça signifie qu’Ombe et moi avons un rapport avec le monde démoniaque ?
Je ne vois pas comment.
L’Association (mademoiselle Rose me l’a expliqué) procède à une batterie de tests sophistiqués pour détecter les anomalies de toute nature chez les stagiaires. Le fait qu’Ombe et moi ayons été retenus écarte donc cette hypothèse.
Peut-être avons-nous été marqués, elle et moi, avec du soufre, sans qu’on le remarque. Au cours d’une bagarre impliquant un magicien, par exemple. Les mages noirs utilisent parfois du soufre pour leurs sorts…
Siyah ! Ombe et moi l’avons affronté à tour de rôle !
Mais cela signifierait qu’Ombe n’est pas plus ma sœur qu’Erglug est mon frère… Non, trop alambiqué comme explication.
D’autant que Nacelnik a bien précisé que cette odeur de soufre était profonde, attachée à nos natures !
Il faut chercher ailleurs.
Du côté des maniaques du Taser, peut-être, d’Ernest Dryden et de l’Organisation, qui l’employait.
Qu’a dit Dryden ?
Que j’étais un monstre, un mensonge.
Qu’il travaillait pour l’Association et, à ce titre, faisait son devoir en m’éliminant.