Cela a-t-il un rapport avec l’odeur de soufre dont nous sommes imprégnés ? Est-ce pour cette raison que Dryden et son collègue se sont acharnés sur Ombe et sur moi, et sur personne d’autre ?
Comble de malchance, le seul homme qui semblait en savoir plus que les autres a été emporté par les racines ténébreuses.
Otchi, j’en suis sûr, possédait des réponses, et j’aurais trouvé le courage d’aller vers lui pour les chercher, au-delà de la terreur qu’il m’inspirait.
Il aurait pu expliquer l’étrange phénomène de mon embrasement, tout à l’heure, au moment où j’allais passer un sale moment entre les griffes de Trulez et de Séverin. Ainsi que le pourquoi de mes rêves rouges.
Il aurait dénoué le mystère de cette subtile odeur de soufre.
Tu en penses quoi, Ombe ?
Pas de réponse, évidemment. Ombe n’a pas accès à mes pensées quand je ne m’adresse pas directement à elle ou que je ne parle pas à voix haute.
« Tu en penses quoi, Ombe ?
— Penser quoi de quoi, Jasper ?
— De ce qu’a dit Nacelnik.
— Il a dit qu’il ne parvenait pas à m’oublier. Qu’il m’aimait…
— Oui, euh, c’est vrai, il l’a dit. Mais, euh, je pensais plutôt à cette histoire de soufre, et du fait que toi et moi serions frère et sœur…
— Tu te rends compte, Jasper ? Il sait. Il sait que je ne suis plus là pour lui et, pourtant il continue à m’aimer !
— Oui, Ombe. C’est… chouette. Vraiment. »
Ombe est toujours sonnée. Incapable de raisonner. Sous le choc de ses… retrouvailles (je ne trouve pas de mot plus approprié) avec son garou coulant.
J’ai entendu ses sanglots, dans ma tête, longtemps, interminablement.
Ça ne lui ressemble pas.
Je ne veux pas dire que je crois Ombe incapable d’être émue, ou passionnément amoureuse, non ! Mais elle a toujours eu tendance à exprimer sa douleur de manière plus… énergique.
Je m’en veux de penser ça.
Que sais-je d’Ombe qui se niche à présent en moi ?
Une chose est sûre, c’est que si je l’avais eue pour sœur quand elle était encore vivante – enfin, en chair et en os –, elle m’aurait aidé à comprendre les autres filles.
On partage ça entre frère et sœur, non ? Que se dit-on, quelles confidences se fait-on – ou ne se fait-on pas ?
Est-ce vrai qu’on se bat, qu’on s’engueule, qu’on se maudit, qu’on se plaint aux parents de la méchanceté de l’un et de l’égoïsme de l’autre, mais aussi qu’on se console et se soutient quand sa famille se désagrège ou que le monde s’embrase ?
Je n’aurai jamais de réponse.
Je ne peux qu’imaginer Ombe en grande sœur forte et protectrice, balayant mes tourments d’un revers de manche ; en grande sœur fragile, qui n’a personne d’autre que son petit frère pour épancher son cœur…
Pourquoi est-ce que je me prends la tête comme ça ?
J’ai faim et je suis crevé.
Il est temps de rentrer à la maison. Même si personne ne m’y attend, ni grande sœur ni mère ; ni Nina ni Jean-Lu.
Mon long manteau noir claquant dans le vent, je prends la direction de l’avenue Mauméjean.
I am a poor lonesome crow-boy…
Une fois de plus je me suis trompé.
Lorsque je débouche dans l’avenue, quatre personnes font le pied de grue devant le numéro 9.
Il y a Walter, dans son costume inhabituellement élégant, mademoiselle Rose en armure et les deux mercenaires casqués.
Mon premier réflexe est de me précipiter vers eux, de me jeter dans les bras de Walter, de claquer une énorme bise à mademoiselle Rose, comme si rien ne s’était passé, comme si aucun « compte en cieux » ne nous séparait, et de donner une poignée de main virile aux survivants de la bataille souterraine !
Plusieurs détails, cependant, m’incitent à davantage de retenue :
1. l’absence de joie manifeste à me revoir ;
2. les fusils pointés sur moi par les deux Robocop ;
3. le regard triste de Walter et celui accusateur de mademoiselle Rose.
Je ne sais pas ce que j’ai fait, mais je sens que ça va être ma fête.
— Salut ! je lance en arrivant à leur hauteur.
Plutôt laconique mais je ne trouve rien à dire. Je reste d’ailleurs là, les bras ballants, dans l’attente de je ne sais quoi.
— Jasper, commence Walter d’une voix fatiguée, je… tu… Ah, comment t’annoncer ça ?
— Tu es en état d’arrestation, continue à sa place mademoiselle Rose.
Un coup d’œil sur la secrétaire de l’Association me confirme qu’elle ne plaisante pas. Je réprime un frisson de mauvais augure.
— Arrestation ? je suffoque. Mais pourquoi ?
— Pour le meurtre du Sphinx, termine mademoiselle Rose d’une voix qui vibre de colère.
J’ai senti, tout à l’heure, le monde trembler sous mes pieds quand je me suis interrogé sur la probité de ma mère.
Eh bien là, maintenant, tout de suite, ce même monde est en train de s’écrouler…
Post-it
Une chose qui convainc n’est pas vraie pour autant. Elle est seulement convaincante…
13
Je plonge mon regard (un regard éperdu) dans celui de Walter, qui secoue doucement la tête.
— Le… Le Sphinx est mort ? c’est tout ce que je trouve à dire.
Visiblement, ma réaction n’est pas celle qu’attendait le chef de l’Association.
Walter semble troublé et mademoiselle Rose réprime un haussement de sourcil.
— Il est mort, me répond-elle, sur un ton légèrement adouci. Tué dans une ruelle par un jeune mage d’une grande puissance.
« Le Sphinx mort ! Jasper… Ils pensent que c’est toi qui l’as tué !
— C’est un cauchemar, Ombe. Un véritable cauchemar. »
J’essaye de ne pas me laisser submerger ni par mes émotions ni par le désarroi de l’amie qui est devenue ma sœur.
Je dois réfléchir, dominer mon chagrin, comprendre pourquoi je suis soupçonné de ce crime.
— Vous croyez que le mage qui… C’est moi ?…
— Une vidéo de surveillance te met formellement en cause, répond mademoiselle Rose en prononçant soigneusement chaque mot, comme si elle voulait me convaincre qu’il ne sert à rien de nier.
— Le… la mort du Sphinx a eu lieu quand ? je demande, cherchant désespérément à me sortir de cette situation digne d’un épisode de la quatrième dimension.
— Le 1er janvier, en début de soirée.
Je pousse un soupir de soulagement. Le premier jour de l’année, je l’ai passé dans l’appartement.
— Je ne suis pas sorti de chez moi ! Vous pouvez demander à ma mère…
— Nous l’avons fait, me répond Walter. J’ai joué pour cela le rôle du médecin inquiet, ajoute-t-il avec un sourire maladroit.
— Alors, j’explose, si vous savez que ce n’est pas moi, pourquoi est-ce que…
— Ta mère nous a dit que tu avais quitté l’appartement en fin d’après-midi et que tu étais revenu en milieu de soirée, me coupe mademoiselle Rose. Cette version a été confirmée par la caméra de surveillance d’une bijouterie de ton quartier, devant laquelle tu es passé. Tu portais un sac en plastique volumineux.
Bon sang ! Cet épisode m’était complètement sorti de la tête…
« Qu’est-ce qui se passe, Jasper ?
— On est mal. Même le hasard plaide contre moi… »
Je me tourne vers Walter, qui me paraît moins en colère que mademoiselle Rose ; largué, même, pour dire la vérité. Rien d’étonnant, quand on songe à ce qu’il a vécu dans la caverne…