Je sursaute.
— Jasper ?
Une main vient de se glisser dans la mienne.
— Je suis là, Jasper.
Nina marche à mes côtés.
— Je ne sais pas où tu étais encore parti, mais tu ne dois pas avoir peur.
Je ne dis pas un mot, je la regarde, le souffle court.
— Je te sortirai de là, Jasper, je te le jure.
Ses grands yeux, dans lesquels je me jette tout entier, oubliant le sort qui m’est réservé, disent mieux que des phrases la valeur de sa promesse.
Nina, si différente d’Ombe. Nina, que je peux aimer autrement. À qui je peux prendre la main. Nina, qui m’oblige à sortir de moi-même, à quitter mes univers brumeux pour me confronter au monde…
La ruelle est une impasse, encombrée de sacs-poubelle.
L’émotion de mademoiselle Rose est tangible. C’est là qu’on a retrouvé le corps de son ami. Je songe aux rares fois où j’ai approché le Sphinx et je ressens une grande peine. Est-ce qu’on aurait pu devenir proches, lui et moi ? L’avenir réserve toujours des surprises. Quand on lui laisse une chance d’exister…
Je confirme en tout cas – en ce qui me concerne – que je n’ai jamais vu cet endroit de ma vie.
— Il a été attiré ici par une femme en détresse, résume mademoiselle Rose à l’attention de Nina, qui relâche ma main. La vidéo montre clairement une ombre contre ce mur-là. Ensuite, l’assassin s’est glissé derrière le Sphinx et l’a foudroyé avec un sort puissant. La caméra en est restée aveugle plusieurs minutes. Quand les images reviennent, on peut voir que le Sphinx a été traîné derrière les poubelles et que l’assassin et sa complice ont disparu.
Nina hoche la tête, enregistrant toutes ces informations.
— La vidéo dévoile un jeune homme de dos, continue mademoiselle Rose, la voix altérée. Un jeune homme longiligne, vêtu d’un manteau noir, portant une sacoche noire. Ses cheveux sont mal coiffés et noirs eux aussi. On distingue également la main qui lance le sortilège contre le Sphinx… Tu penses pouvoir nous en montrer plus ?
Nina acquiesce.
Que va-t-elle faire ? Je croyais connaître son pouvoir, qui est de renforcer celui des autres. En quoi consiste le deuxième pouvoir qu’évoquaient Walter et mademoiselle Rose ? Investir les énergies latentes, ça veut dire quoi ? Ramener les morts, comme Otchi ? Les faire parler ?
Deux pouvoirs… C’est franchement injuste ! Surtout quand ils s’ajoutent à un troisième, si évident : Nina est irrésistible. Elle est belle. Elle me fait craquer. C’est son pouvoir le plus redoutable, et de loin !
« Dis donc, elle craint, la description de mademoiselle Rose ! C’est ton portrait tout craché !
— Je sais, Ombe. Je sais… »
Nina nous fait signe de reculer contre le mur, celui de l’agence bancaire dont la vidéo a craché le morceau. Elle se concentre, ferme les yeux (à ma grande déception car je ne me lasse pas de les regarder, ils me font penser à une forêt…).
Une forêt dans laquelle on a envie de s’enfoncer et de se perdre… J’avance. Je ne sais pas où je vais, je suis simplement poussé par l’impérieux besoin d’avancer.
Mes sens de magicien se réveillent.
Au milieu d’arbres qui grimpent dans le ciel comme les colonnes d’un temple ancien, les effluves se font plus présents. Pesants. Enivrants…
Une magie subtile, inconsciente, naturelle, est en train d’agir dans la ruelle.
Doucement, répondant à la sollicitation des jolies mains qui les invitent à quitter le sol, des filaments d’énergie scintillants s’élèvent autour de Nina, tourbillonnent un moment puis s’agrègent, épousant des formes invisibles, révélant les contours de silhouettes de plus en plus précises.
Contre le mur opposé au nôtre, la femme dont parlait mademoiselle Rose est assise, en pleurs.
À l’entrée de la ruelle, le Sphinx reste reconnaissable entre tous, trapu, impressionnant.
Dans son dos, surgissant de l’ombre, un garçon habillé comme moi, utilisant les mêmes gestes que les miens et adoptant une démarche similaire, jette sur l’armurier les feux terribles d’un sortilège.
C’est magnifique. Effrayant et magnifique.
De l’art, à l’état brut.
Et puis tout s’éteint.
Nina s’effondre sur elle-même et glisse sur le sol.
Je me précipite, je la prends dans mes bras.
Elle respire. Faiblement, mais elle respire. Quelle quantité d’énergie a-t-elle dépensée pour ces quelques secondes de lumière ?
— Nina… Tu m’entends ?
— Ce n’est pas toi, Jasper, articule-t-elle faiblement, le visage éclairé par un sourire radieux.
— Mais si, Nina, c’est moi ! Ne t’inquiète pas, je suis là.
— Ce n’est pas toi… qui as tué le Sphinx, corrige-t-elle dans un souffle avant de s’évanouir pour de bon.
— Nina ? Reste avec moi ! Nina !
— Pousse-toi, Jasper, me lance Walter en prenant ma place. Cette petite a besoin de quelqu’un capable de lui redonner de l’énergie, pas de lui en prendre.
J’obéis et recule, sonné.
Derrière moi, les deux mercenaires ont baissé leur arme.
Mademoiselle Rose, très pâle, se mord les lèvres.
— L’assassin…, je balbutie, il s’appelle Romuald. Il est en classe avec moi…
Ma gorge se serre, je n’arrive pas à en dire davantage.
« Ombe ! C’était Romu ! Mon pote ! Romu le timide, que je connais depuis l’école primaire ! Romu, un mage et un meurtrier… En plus, il a essayé de me coller ça sur le dos ! C’est complètement dingue !
— La femme en pleurs dans la ruelle… Merde, Jasp, c’était Lucile ! Ma colocataire !
— Ta… colocataire ? Qu’est-ce que ça veut dire, Ombe ?
— Qu’on est en train de devenir fous, Jasper. Je ne vois pas d’autre explication. »
Lettre au néant
Chère Lucile, cher Romuald,
C’était votre première mission et vous l’avez brillamment réussie ! Montée de main de maître, parfaitement menée ! La formation que vous avez reçue porte enfin ses fruits.
Si la tâche à accomplir reste grande, avec vous à mes côtés, je me sens désormais plus fort.
La décision de tuer le Sphinx n’a pas été facile à prendre. Mais il fallait à tout prix que l’Ennemi soit neutralisé et c’est chose faite, maintenant qu’il est accusé de ce forfait. Nous pouvons nous concentrer à nouveau sur l’essentiel : le renforcement de la Barrière…
Je ne suis pas en mesure de vous féliciter moi-même. Je dois rester à l’abri pendant quelque temps encore. Mais sachez-le : je suis très fier de vous !
Fulgence
Épilogue
Nina a été prise en charge par une unité de secours d’urgence.
On a évidemment fabriqué un mensonge sur mesure ; le mensonge semble être, en définitive, la spécialité de l’Association !
Article 10 : « L’Association mentira aux Agents qui mentiront à l’Association. » Il est temps maintenant d’affronter Walter et mademoiselle Rose.
Je dis affronter, non parce que je crains un mauvais coup ou une engueulade – j’ai été définitivement lavé de tout soupçon par le pouvoir nécromancien de Nina. Mais j’ai peur d’éprouver, en regardant mes deux mentors, une terrible déception.
Pire que ça, du dégoût…
— Jasper, je… nous…, commence Walter, le souffle haché, tandis que nous quittons la ruelle à la suite de l’ambulance.
— Vous n’y êtes pour rien, Walter, le coupe mademoiselle Rose. Vous n’avez jamais cru à la culpabilité de Jasper. Tout est ma faute. J’ai foncé droit dans le piège. Ma peine pour le Sphinx a brouillé mon jugement.