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Qu’est-ce que je voulais faire, déjà ? Ah oui, contacter Jean-Lu. Je décroche le téléphone fixe (j’ai oublié mon portable, hier, dans un café).

« Vous êtes bien sur la boîte vocale de Jean-Lu ! Je suis encore au lit avec Angelina Jolie ! Laissez-moi un message ou rappelez plus tard ! »

Avec un peu de chance, ce crétin est en route. Il m’a promis, hier soir, de tenir compagnie à Nina pour que je puisse m’occuper du chamane. S’il ne se pointe pas dans les cinq minutes, tant pis, j’emmène Nina avec moi.

Je fonce à la cuisine, sors deux énormes pains au chocolat du congélateur, les mets au four, puis reviens dans la chambre. Au bruit que j’entends en passant devant la salle de bains, ma co-je-ne-sais-quoi (-llègue ? -religionnaire ? -pine ?) est encore sous la douche. Deux minutes, a-t-elle dit…

En attendant, je dois savoir où se trouve le chamane. Je m’appuie contre le bureau et ferme les yeux.

— Fafnir A tana nin sairon silum ar sinom…

FafnirA tana nin sairon silumë ar sinomë Fafnir… Montre-moi le sorcier à ce moment et à cet endroit…

C’est du quenya. Faut pas que je refasse un topo sur le haut-elfique, quand même ? Et Fafnir, mon sortilège de localisation passé d’une clé USB à un bijou en forme de scarabée, tout le monde s’en souvient ? Ouf, j’ai eu peur…

Fafnir, donc, répond instantanément à mon appel et m’envoie l’image d’un métro, impossible à situer. Seules certitudes : le chamane se dirige vers son rendez-vous ; et plus le temps passe, plus mes chances de l’intercepter s’amenuisent.

Si seulement je pouvais découvrir où il se rend…

Je regrette de ne pas avoir récupéré mon scooter sur le quai où il se morfond depuis ma dernière mission. J’aurais gagné du temps ! Mais il faut dire, pour ma défense, que ma mère n’était pas prête à me laisser vagabonder au lendemain de ma sortie officielle de l’hôpital. Même si j’avais trépigné sur le parquet…

Le parquet ! Bien sûr.

Je rouvre les yeux, déplie fébrilement mon ordinateur et pianote sur le clavier.

Je tape « Hot » et « Hel », les deux indices récoltés cette nuit sur le parquet calciné de l’appartement des MA (Méchants Allumés) cramés dans la rue Allan-Kardec. Une liste de suggestions hétéroclites apparaît en un instant. Morceaux de musique, vidéos amateurs, extraits bibliques, sites pornos, tout y passe ! C’est dans la colonne que je ne regarde jamais, celle des liens commerciaux, que je trouve ce que je cherche : l’hôtel Héliott dresse ses trois étoiles à la périphérie de la capitale, porte de Vouivre.

Qu’a dit le spectre à Otchi, pendant la séance de spiritisme, juste avant d’être emporté par les racines du mal ? « Celui que tu cherches sera à cette heure-là à cet endroit. » Cet endroit, c’est l’hôtel, aucun doute. Pour connaître l’horla, euh, l’heure-là… eh bien, il suffit de rattraper Otchi !

Je compulse un plan de métro. Porte de Vouivre, c’est tout près. Avec un peu de chance, on devrait arriver à temps. La sonnerie du four m’arrache de mon bureau.

Je sors les viennoiseries et les enveloppe dans une serviette en papier.

— Tu n’as pas fait de chocolat chaud ? constate Nina avec une moue déçue en pénétrant dans la cuisine, serrée dans son jean moulant.

— On n’a pas le temps, je réponds sèchement. On mangera en route. Tu es prête ?

— Prête pour quoi ? demande-t-elle en secouant ses cheveux pour les sécher.

— Le copain dont je t’ai parlé n’est toujours pas arrivé, je soupire. Donc, soit tu l’attends ici, soit tu viens avec moi.

Elle se mord les lèvres.

— Tu pars à la poursuite du petit homme ?

J’acquiesce.

— Alors je t’accompagne, annonce-t-elle d’un ton décidé. Tu auras besoin d’aide.

— Tu es sûre ?

— Je suis un Agent, comme toi.

J’hésite entre l’inquiétude et le soulagement. Avoir Nina dans les pattes ne me ravit pas. Elle comprendra vite que mes pouvoirs sont d’essence magique et adieu l’article 6 (pour les cancres : « L’Agent ne révèle jamais ses talents particuliers. »).

D’un autre côté et en toute objectivité, on ne sera sans doute pas trop de deux pour affronter Otchi. Et en l’absence de Jean-Lu, je n’ai pas le choix.

« Le travail en équipe, c’est pas mal, Jasper.

— C’est vrai. Mais toi et moi, on forme déjà une équipe, Ombe.

— Sauf que dans cette équipe, je ne suis pas très présente. Et puis, tu sais, les trucs à trois, ça peut être marrant ! »

— Jasper ? Ça va ? J’ai eu l’impression que tu étais très loin, tout à coup. Et puis… tu es tout rouge !

— Ça va, je rassure Nina qui m’a pris la main et me regarde, les yeux grands ouverts (grands et verts…). Et toi, tu te sens comment ?

— Partante pour un peu d’action !

Ses lèvres tremblent légèrement. Je n’ajoute rien. Pour dire la vérité, sa réaction me touche.

Je ne peux pas m’empêcher de plonger dans ses yeux, encore.

Ils sont immenses, ils ont la couleur des rivières quand le soleil joue avec l’eau. Vraiment magnifiques.

J’enfile mon manteau, passe ma sacoche autour du cou. Puis je m’approche d’elle et je l’embrasse, maladroitement.

Elle semble étonnée mais répond à mon baiser.

— On y va ? je dis après m’être raclé la gorge pour dissimuler mon embarras.

— On y va.

J’ouvre la porte.

Nina pousse un hurlement et je retiens de justesse un cri de stupeur (mais pas les pains au chocolat qui en profitent pour tomber par terre).

Sur le palier, il y a quatre hommes.

Trois sont étendus sur le sol.

Le quatrième se tient debout, devant l’ascenseur ouvert, en état de choc.

— Jean-Lu ! je m’exclame en l’apercevant.

— Jasp ! Qu’est-ce que… Merde ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

Nina regarde mon pote comme s’il était le responsable de la scène. Je me penche au-dessus des trois hommes inconscients et m’assure qu’ils respirent. Le sortilège de protection apposé sur la porte n’est pas mortel.

Ces types sont des mercenaires employés par l’Association (les chapeaux mous et les lunettes noires sont des preuves flagrantes), les mêmes humains ordinaires que le chamane a assommés, hier, dans le métro.

Leurs armes indiquent clairement qu’ils étaient venus pour en découdre.

Je me sens pris de vertige.

Pourquoi l’Association aurait-elle envoyé des mercenaires chez moi ? Il suffisait de me convoquer et je rappliquais dans l’heure, sans poser de questions.

Ou alors… l’Association est infiltrée ! Walter, le Sphinx et mademoiselle Rose sont peut-être même retenus prisonniers !

Une hypothèse extrême mais qui expliquerait tout : l’absence de nouvelles de la part de mademoiselle Rose, la porte close quand je me suis présenté rue du Horla, la présence de mercenaires sur mon palier…

La voix de Jean-Lu m’arrache à ce tourbillon de pensées.

— Jasper ! C’est quoi ce bordel ?

Mon camarade de classe – et leader charismatique du groupe Alamanyar qui accueille les sanglots longs de ma cornemuse, l’automne et les autres saisons – ouvre des yeux écarquillés.

— L’appartement est protégé par un système d’alarme perfectionné, j’invente à toute vitesse. Ces types ont reçu une sacrée décharge mais ils sont vivants.

— Des cambrioleurs ?

Je réponds par un haussement d’épaules évasif.

— Il faut appeler la police, décide Jean-Lu en sortant son téléphone.

— Et tu leur diras quoi ? je réponds en poussant Nina dans l’ascenseur. Que tu passais par hasard pour vendre des calendriers ? Que tu n’as rien à voir avec ces types armés jusqu’aux dents, évanouis devant ma porte ?