Jean-Lu hésite et jure une nouvelle fois. Pas de temps à perdre : je l’agrippe par la manche et l’oblige à nous rejoindre dans la cabine.
— Fais-moi confiance, vieux, je le supplie.
Il me regarde puis se détend légèrement. J’ai gagné la première manche.
— Tu ne t’en tireras pas comme ça, Jasp, me prévient-il sur un ton lourd de menaces. Tu as intérêt à m’expliquer !
— D’accord, mais pas ici.
Moi qui ne sais régler les problèmes qu’en les repoussant, je suis servi. J’évacue donc les questions en suspens et je m’accroche à mon plan : retrouver Otchi pour (peut-être) retrouver Walter.
« Ça craint, Jasper.
— Ouais, et pas qu’un peu.
— L’Association va si mal que ça ?
— On dirait bien.
— Qu’est-ce que tu… Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Mettre la main sur le chamane.
— Tu penses qu’il est impliqué dans ce bordel ?
— J’en sais rien, Ombe. Mais c’est ma seule idée pour l’instant. Alors je m’y accroche de toutes mes forces pour ne pas tomber. »
Soulignant ma sombre conclusion, l’ascenseur tressaute et je me cale contre la paroi. Nina se serre contre moi. L’espace est étroit et notre nouveau compagnon, avec son mètre quatre-vingt-cinq et ses quatre-vingt-dix kilos, tient de la place.
Je m’oblige à revenir au présent.
— Au fait ! Nina, je te présente Jean-Lu. Jean-Lu, Nina. Je t’ai parlé d’elle au téléphone.
— Enchantée, dit-elle en le gratifiant d’un sourire poli.
— Moi de même, répond mon corpulent camarade en se baissant et en s’essayant à un baisemain.
— Dis donc, je fais en fronçant le nez, tu n’as pas lésiné sur l’eau de toilette !
Avec sa moustache et son bouc, ses cheveux en pétard et sa tenue noire, il ressemble à un mousquetaire passé du côté obscur. Porthos qui aurait piqué les fringues de Dark Vador.
— N’essaye pas de détourner la conversation, m’ordonne-t-il avec un air sévère. Tu me dois des explications. Beaucoup d’explications, termine-t-il en montrant discrètement Nina et en me faisant les gros yeux.
Ouais, Jean-Lu, ouais. Je ne sais pas encore ce que je vais te raconter mais compte sur moi : ce sera énorme…
Des oiseaux dans le ciel
La veille de ma première mission, consacrée à Fabio le vampire braqueur de bijouterie, on était ensemble, Jean-Lu, Romu et moi, pour la répétition hebdomadaire de notre groupe de musique.
J’ai l’impression que ça fait un siècle.
C’est l’intimité stimulante de la chambre de Jean-Lu qui nous avait accueillis (ma mère avouant volontiers son aversion pour les décibels, les grands-parents de Romu considérant Charles Trenet comme l’aboutissement de la musique moderne et les parents de Jean-Lu étant absents pour la soirée).
Ça a beau faire un siècle, je me rappelle cette soirée comme si c’était hier.
On a commencé par brancher le matos : baffles sur la bibliothèque et l’armoire, table de mixage sur le bureau. On s’est mis en chaussettes pour grimper sur le lit puisque c’est le seul endroit où il restait de la place. Et puis ça donnait l’impression d’être sur une scène !
Jean-Lu a fait dzoing avec sa guitare, Romu a lancé un baong sur sa basse et j’ai écrasé tout le monde avec le ouin de ma cornemuse (c’est le principal problème de cet instrument : il a tendance à couvrir tous les autres, sauf la bombarde). Et puis Jean-Lu a empoigné le micro (c’est lui qui chante ; moi, je souffle dans ma peau de chèvre et Romu se cache derrière ses cheveux). Il a lancé le couplet d’une compo, soutenu par les notes sèches et répétitives de la basse et la plainte enivrante de la cornemuse.
On a juste eu le temps de terminer le morceau. Parce qu’une coalition de voisins s’est pointée et a tambouriné contre la porte en hurlant des insultes.
Quand on pense aux difficultés auxquelles on se heurte dès qu’on essaye de s’élever au-dessus de la grisaille d’un quotidien déserté par la musique, on s’étonne qu’il y ait encore des oiseaux dans le ciel !
Des épisodes comme celui-là défilent dans ma tête depuis quelque temps. J’ai la désagréable impression que plus rien ne sera jamais pareil après les événements de ces derniers jours.
Comme si le monde était sur le point de basculer.
Les images de ces moments heureux, dans le lointain reflet qu’elles me laissent, sont encore plus puissantes. Elles hantent mon cœur, se transforment en mirages qui me font frissonner.
Elles engendrent un sentiment désagréable : et si je n’en avais pas assez profité ?
Il faut hélas avoir perdu quelque chose pour s’apercevoir qu’on y tenait…
2
— Une affaire de drogue ? s’exclame Jean-Lu tandis qu’on approche de la bouche de métro. Tu te fous de moi ?
— Je sais, c’est dingue, je réponds en mettant toute ma conviction dans ce mensonge aussi bancal qu’un sortilège invoqué dans l’urgence. Mais avec le stress au lycée et l’exemple de mes idoles rock… j’ai craqué.
Nina m’a regardé d’une drôle de façon quand j’ai commencé à inventer cette histoire. Elle marche à présent en silence à mes côtés, partagée entre l’amusement et autre chose (je ne veux pas savoir quoi).
Jean-Lu, par contre, affiche son visage des mauvais jours.
— Si c’est une plaisanterie, reprend-il, je la trouve franchement pas drôle. Sinon… Merde, Jasp, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Pourquoi tu ne nous en as jamais parlé ?
Je soupire, autant pour rendre mes regrets crédibles que parce que je lui mens pour la première fois. Je déteste ça ! Malheureusement, les règles sont parfaitement claires :
Article 2 : « L’Association n’existe pas. »
Article 5 : « L’Agent garde secrète la nature de son travail. »
Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?
— J’ai commis deux erreurs, Jean-Lu, je dis d’un air contrit. M’intéresser à cette saloperie et ne pas payer les fournisseurs.
— C’est pour te réclamer de l’argent qu’ils sont venus chez toi ? s’étonne mon ami avant de froncer les sourcils. Tu as dû laisser une sacrée ardoise pour qu’ils débarquent à trois, armés jusqu’aux dents…
— Assez lourde, je réponds, peu désireux de m’étendre sur mon mensonge. Mais j’ai de quoi régler cette affaire dans ma sacoche. Je suis désolé de t’avoir embarqué là-dedans, vieux.
— Non, Jasp, me dit Jean-Lu en posant sur mon épaule sa grosse patte d’ours. C’est moi qui suis désolé de ne pas avoir compris plus tôt ce qui se passait. Tes cours particuliers bidon, ton départ précipité du Ring, tes coups de fil à n’importe quelle heure, tes délires à propos de filles canon… J’aurais dû percuter !
Là, je suis vraiment mal.
— Mais je te promets une chose, m’assure-t-il avec émotion. Et je sais que Romu sera d’accord ! C’est de t’aider à décrocher.
Carrément dans la merde.
— Est-ce que Nina, continue Jean-Lu en s’approchant de manière qu’elle ne puisse pas entendre, touche aussi à la drogue ?
— Non, je réponds en secouant vigoureusement la tête. On peut même dire qu’elle m’aide à m’en sortir.
— Bien, bien. Et… tu sors avec elle ? me demande-t-il abruptement.