— En quelque sorte.
Il m’observe et soupire à son tour.
— Comment est-ce que je peux t’aider, là, tout de suite ? Tu veux que je reste avec Nina pendant que tu vas voir les dealers ?
— Non, Jean-Lu. Tu es adorable mais tu en as assez fait. Nina…
J’hésite un instant avant de poursuivre.
— … vient avec moi.
Mon ami hoche gravement la tête.
— Dans ce cas, je viens aussi.
— Jean-Lu, je t’assure que…
— Inutile de discuter, conclut-il avec une voix décidée que je connais trop bien. Je ne te laisserai pas tomber encore une fois. Quoi qu’il se passe, je serai à tes côtés.
Je lance un regard à Nina qui lève les yeux au ciel et hausse les épaules, me signifiant que c’est moi qui me suis mis dans ce pétrin et que c’est à moi d’en sortir.
Bon sang ! Je suis en route pour affronter un maître sorcier et je suis accompagné pour me prêter main-forte d’un gros gars têtu et d’une fille dont les seuls talents consistent à ouvrir des portes avec des baleines de soutien-gorge et à se camoufler en endive !
Pour ne rien arranger, Ombe s’est inscrite sur liste rouge.
Je suis bien barré…
— Au fait, Jasp, me demande Jean-Lu sur le quai du métro, tu as vu Romu, récemment ?
— Non, je réponds (en pensant très fort que Romu est actuellement le cadet de mes soucis). Il n’est pas chez ses grands-parents ?
— J’ai essayé d’appeler partout : il n’est nulle part.
— Étonnant, je fais, abandonnant le cours de mes pensées pour m’intéresser à la discussion. Il passe toujours les vacances de Noël en province, chez les vieux.
— Romu est bizarre, ces derniers temps, continue Jean-Lu, un pli soucieux sur le front. Tu n’as pas remarqué ?
— Non, j’avoue, mal à l’aise.
Je prends brutalement conscience que mes aventures récentes m’ont éloigné de mes amis plus que je ne le pensais.
— Maintenant que tu le dis, je corrige, je l’ai eu au téléphone, la veille du Jour de l’an. C’est vrai qu’il n’avait pas l’air dans son assiette !
— La dernière fois qu’on a bavardé en ligne, il était encore plus pâle que d’habitude, reprend Jean-Lu en secouant la tête. La mauvaise qualité de mon ordinateur n’explique pas tout. Romu se mordait les lèvres, il avait l’air crevé…
Jean-Lu s’arrête en plein milieu de sa phrase et me regarde d’un air suspicieux.
— Est-ce que lui et toi… ?
Pas de sous-entendu malsain derrière ces mots. Je comprends immédiatement l’inquiétude de mon ami.
— Romu ne touche pas à la drogue, je me récrie. Pas à ma connaissance, en tout cas. Je te le jure !
— Alors c’est une fille, assure-t-il, rasséréné, au moment où la rame fait son apparition dans la station. Je l’ai vu traîner avec une jolie blonde, deux ou trois fois.
— Une fille, c’est sûr, ça change un homme, j’acquiesce, même si j’ai du mal à imaginer Romu avec une copine.
Mais après tout, ma vie d’aujourd’hui ne ressemble en rien à celle d’hier. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour mes amis ?
Romu, avec une jolie blonde…
Je pense aussitôt à une autre blonde et mon cœur se serre.
N’est-ce pas, Ombe, qu’une fille, ça peut changer la vie ?
La ligne de métro est directe jusqu’à « Porte de Vouivre ». J’ai largement le temps de contacter Fafnir pour faire le point sur la situation.
Jean-Lu s’est assis à côté de Nina et a engagé la conversation.
J’ai les mains libres. Je cale ma tête contre la vitre et ferme les yeux, comme si je m’assoupissais. Je murmure les mots elfiques pour activer le lien, latent et invisible, qui me rattache à mon scarabée-espion.
— Fafnir Ma hlaraty ni ? Fafnir… Ma hlaratyë ni ?
Fafnir… Tu m’entends ? Mass nat ? Massë nat ? Où es-tu ?
Mes oreilles bourdonnent légèrement. Fafnir est en mode réception.
— Fafnir A tana nin ambar silum ar sinom Fafnir… A tana nin ambar silumë ar sinomë… Fafnir… Montre-moi le monde à ce moment et à cet endroit…
Mise en route du film sur un écran jaunâtre (l’ambre des pupilles de mon artefact). L’image est déformée (l’arrondi de ses globes oculaires) mais parfaitement reconnaissable.
Le chamane approche de l’hôtel Héliott.
J’ai mon information : Otchi a dix minutes d’avance sur nous. Que va-t-il en faire ? J’observe avec inquiétude la suite des événements.
Là-bas, dans le hall de l’hôtel, Fafnir vrombit discrètement autour d’un arbre décoratif, empoté (l’arbre, pas Fafnir). Le chamane passe devant le comptoir, fait un signe de tête poli à l’agent d’accueil et se plante devant l’ascenseur. Ding ! Il entre dans la cabine, appuie sur le bouton du deuxième sous-sol. Les portes se ferment. Impossible pour mon espion d’accompagner le chamane sans se faire repérer.
Heureusement, Fafnir a de la ressource. Il fonce vers l’escaliers et gagne les sous-sols, de toute la vitesse de ses petites ailes en lapis-lazuli. Mais il n’a pas besoin d’aller loin : le chamane s’est immobilisé à la sortie de l’ascenseur.
Fafnir s’accroche aux aspérités du mur pour observer la scène.
Un colosse de l’envergure d’un troll, dépassant largement les deux mètres et les deux cents kilos, bloque le couloir. Son costume sombre, tendu à craquer, pourrait faire croire à un garde du corps. Mais il manque les inévitables oreillettes.
Il faut dire, aussi, que son oreille droite, lacérée, ressemble à une chiffonnade de jambon cru. Ce type est salement défiguré.
Ses yeux, marron, pailletés de rouge, sont étonnamment fixes.
Cet homme est soit shooté, soit cinglé.
J’ai dit « homme » ? Je retire. Ce type ne peut pas être humain. À la pilosité qui court sur ses doigts, je penche pour un garou.
Quoi qu’il (en) soit, Otchi ne semble pas davantage impressionné par ce monstre que par les vampires du manoir. Comment fait-il, bon sang ? Je lui envie cette assurance (même si je ne suis pas prêt à l’échanger contre sa chauvitude).
Son inimitable sourire aux lèvres, Otchi fait signe qu’il aimerait passer. L’autre secoue la tête. Le chamane avance alors d’un pas, lève un doigt et l’agite sous le nez du monstre comme s’il s’agissait d’un enfant capricieux.
— Pas te mettre au travers de ma route, homme-loup. Toi regretter.
Homme-loup. Je ne m’étais pas trompé !
Le garou adopte aussitôt une posture agressive.
— Si tu avances encore, petit homme, je te réduis en bouillie.
J’ai vu Otchi venir à bout de mercenaires, tenir tête à des vampires, soumettre des spectres et échapper à une créature infernale. Je connais ses capacités. Mais là, face à ce monstre… Pourtant, il faut qu’il en réchappe si je veux retrouver Walter !
À ce sujet, d’ailleurs… Qu’est-ce qu’un loup-garou vient faire dans l’histoire ? Le chef de l’Association en fuite aurait demandé à des Agents de protéger ses arrières, pas à un lycan !
Je ne comprends rien.
Sinon que, comme mon intuition me le souffle depuis le début, le chamane est une pièce importante du puzzle. Qui doit impérativement rester en vie.
— Sors ton tambour, Otchi, je murmure. Vite !
Comme s’il m’avait entendu, Otchi plonge la main dans les plis de la couverture qu’il tient nouée autour de la taille et brandit… une clochette.
Qu’est-ce qu’il fée, euh, fait, l’homme-orchestre ?
Sans laisser le temps au garou de comprendre, Otchi esquisse aussitôt quelques pas de danse. Il entonne la même mélopée rauque que la première fois dans le métro. Celle qui envoie les mercenaires au tapis.
Puis il agite la clochette.
L’effet est immédiat. D’abord stupéfait par sa réaction, le monstre se prépare à bondir, avant de se retrouver prisonnier d’entraves invisibles. Il s’effondre à genoux en hurlant, tentant vainement de se boucher les oreilles.