Parce qu’Otchi est parti de l’autre côté.
Parce que Fafnir est en danger.
Je fais donc la seule chose déraisonnable : alors que l’attention du garou est occupée par les assauts de mon scarabée, je saisis sa jambe dure et épaisse comme un poteau électrique avec la main qui porte la bague de ma mère, dont les fils d’or et d’argent entrelacés brillent sous l’atroce lueur des néons.
La bague que je n’ai (pour une fois) pas oublié de recharger et dont la magie a consumé Ernest Dryden.
Je prends mon inspiration et lâche les mots qui déchaîneront sa puissance.
— Malta Malta… Ilsa… Ilsa… A sen Poldorp… A senë Poldorë… Or… Argent… Libérez la force…
Comme la dernière fois dans la rue Nodier, la bague dégage aussitôt une faible aura rougeâtre. La lueur suinte du bijou, se répand le long du mollet du garou et s’insinue sous les lambeaux de costume.
Toujours occupé à chasser Fafnir qui virevolte autour de sa tête, Lakej n’a rien remarqué.
Le sort libéré de l’anneau où il était captif, je me recule précipitamment et rejoins Nina auprès de Jean-Lu.
— Ça va ? je demande à la jeune fille.
Elle hoche courageusement la tête mais je vois à son visage décomposé qu’elle donnerait tout pour être loin d’ici.
Je m’interroge franchement : pour quelle raison a-t-elle rejoint les rangs de l’Association ? Enfin, elle ne s’est pas enfuie, c’est déjà ça.
Comme disait Gaston Saint-Langers, « le courage est la première des qualités et la qualité des premiers ».
Au même moment, poussant un grognement de triomphe, le garou attrape l’insecte de cornaline. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.
— Fafnir !
La grosse main se referme sur le scarabée.
Et puis une odeur de brûlé capte l’attention du lycan. Sidéré, il voit des flammes rouges grimper à l’assaut de ses vêtements.
Lâchant ce qui reste de Fafnir, Lakej tente désespérément d’éteindre le feu qui s’attaque aussi à sa fourrure.
Je me précipite et ramasse le scarabée. Il est dans un sale état ! Il va falloir trouver une autre enveloppe – au moins provisoire – à Fafnir. C’est dommage, je m’étais habitué à voir le monde à travers ses yeux d’ambre.
— antany àl hunlocnya$ ! Hantanyël hunlocënya ! Merci mon dragon-chien ! Fslocnya$… Fëalocënya… Mon étincelant dragon… Anmoinà ninya00… Anmoinë ninya… Mon très précieux…
Fafnir remue légèrement dans ma main.
Ne t’inquiète pas, mon fidèle, je m’occuperai de toi très vite. Dès que le vilain monsieur qui t’a fait du mal se sera consumé.
À propos de consumer…
Je fronce les sourcils. Le sortilège n’est pas censé agir de cette façon. Le feu devrait être intérieur et brûler les chairs. Et pour l’instant les flammes rouges restent extérieures ! Le garou, s’il continue, va réussir à les éteindre.
Pas bon, ça. Pas bon du tout.
C’est le problème de la magie. Elle a un côté aléatoire parfois agaçant !
C’est aussi l’inconvénient d’être un praticien de seize ans. J’utilise la plupart de mes sorts et formules pour la première ou la deuxième fois. C’est insuffisant pour en tirer des constantes ou s’appuyer sur des certitudes.
En l’occurrence, je suis en train de découvrir que ce qui affecte un humain normal ne touche pas de la même façon un loup-garou anormal…
Résultat de ma brillante intervention : Lakej est toujours vivant et plus furieux que jamais. Seul point positif, Fafnir, quoique hors-jeu, est toujours vivant (enfin, actif, puisqu’il s’agit d’un sortilège).
— Oh non, gémit Nina, il vient par ici !
Complètement à poil (en comptant ceux qui lui restent), la peau roussie et les muscles gonflés de fureur, son visage défiguré irradiant de haine, Lakej ressemble plus que jamais à une créature sortie tout droit des Enfers.
Post-it
Vivre, c’est avoir des problèmes et essayer de les résoudre.
4
Lakej fait un pas dans notre direction. Un seul. Puis il s’arrête.
Mon cœur se met à battre plus vite.
Est-ce que ça veut dire qu’il ne chargera pas ?
Le garou secoue la tête comme une bête inquiète. Il a entendu une rumeur, un murmure peut-être, derrière lui, là où Otchi s’est enfui. Inaudible pour nos oreilles humaines.
Quelque chose qui le bouleverse.
Il se demande s’il doit se précipiter dans le couloir ou bien rester à son poste. L’une ou l’autre de ces solutions serait désastreuse, puisque je compte bien m’engouffrer dans le couloir à la première occasion ! La première option présente l’avantage, malgré tout, d’épargner mes compagnons.
Car si le garou penche pour la bagarre, jamais Nina n’aura le temps de prendre la fuite. D’ailleurs, à en juger par son attitude angoissée mais déterminée, je suis persuadé qu’elle refuserait de partir en nous laissant, Jean-Lu et moi.
Il y avait dans ma sacoche des charmes, des plantes et des pierres avec lesquelles j’aurais pu bâtir un sort à la va-vite pour nous protéger. Lakej a réduit à néant mes espoirs, en même temps que mes ingrédients.
Comment arrête-t-on un garou ? Mon artefact le plus puissant, l’anneau dit du rayon de la mort, s’est avéré sans effet sur lui !
Évidemment, je pourrais construire un pentacle dans l’urgence. Seulement, je ne dispose pas de sel. Tout ce que je ferais sans sel ne tiendrait pas deux minutes contre la puissance d’un garou.
Je note mentalement (si je survis, ce qui paraît peu probable) de coudre une poche secrète dans ma veste, remplie de sel.
« Si seulement tu avais une arme en argent…
— Ombe ! »
Entendre à nouveau mon amie – mon équipière – me soulage considérablement.
« Je croyais que tu m’avais abandonné !
— Jamais.
— Tu étais bien silencieuse…
— Ce n’est pas parce que je me tais que je ne suis pas là… On perd du temps, Jasper.
— De l’argent, tu dis ? J’ai ma bague. C’est un alliage.
— Rien d’autre ?
— Non.
— Ça ne suffira pas.
— Ton idée, c’est quoi ?
— Démolir le lycan avec une arme en argent.
— Ouais. Même si j’avais une masse en argent massif, j’ai bien peur que ton plan soit voué à l’échec…
— Tu te sous-estimes, Jasper.
— Je ne crois pas. »
C’est le moment que choisit Lakej pour prendre sa décision.
Son regard se pose sur Nina et moi.
Il va d’abord s’occuper de nous, avant de foncer dans le couloir…
— Désolé, je dis à Nina en lui attrapant la main. J’aurais aimé passer plus de temps avec toi.
Effrayée mais digne jusque-là, Nina craque brutalement.
— Ne m’abandonne pas, Jasper, je t’en prie ! me supplie-t-elle en serrant ma main de toutes ses forces et en vissant son regard sur le mien. Ne laisse pas ce monstre me faire du mal !
Ses yeux sont devenus des mares et reflètent une peine infinie.
Les paroles de Nina pénètrent au plus profond de moi. Elles s’insinuent dans ma tête, dégringolent dans mon ventre et serrent mon cœur.
Je tressaille, fouetté par une décharge d’adrénaline.
Bon sang, Nina a raison ! Il est de mon devoir de la protéger. Je n’ai pas le droit de baisser les bras !