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– Vois-tu, mon cher, c’est une grande dame, une générale! La meilleure vieille du monde, seulement, tu sais, elle est accoutumée à fréquenter des gens distingués et moi, je suis un rustre. Si elle est fâchée, c’est que je suis fautif. Je ne saurais te dire en quoi, mais je suis dans mon tort.

Dans des cas pareils, la demoiselle Pérépélitzina, créature plus que mûre, parsemée de postiches, aux petits yeux voraces, aux lèvres plus minces qu’un fil et qui haïssait tout le monde, croyait se devoir de sermonner le colonel.

– Tout cela n’arriverait pas si vous étiez plus respectueux, moins égoïste, si vous n’offensiez pas votre mère. Elle n’est pas accoutumée à de pareilles manières. Elle est générale, tandis que vous n’êtes qu’un simple colonel.

– C’est Mademoiselle Pérépélitzina, expliquait le colonel à son auditeur, une bien brave demoiselle qui prend toujours la défense de ma mère… une personne exceptionnelle et la fille d’un lieutenant-colonel. Rien que cela!

Mais, bien entendu, cela n’était qu’un prélude. Cette même générale, si terrible avec le colonel, tremblait à son tour devant Foma Fomitch qui l’avait complètement ensorcelée. Elle en était folle, n’entendait que par ses oreilles, ne voyait que par ses yeux. Un de mes petits cousins, hussard en retraite, jeune encore mais criblé de dettes, ayant passé quelque temps chez mon oncle, me déclara tout net sa profonde conviction que des rapports intimes existaient entre la générale et Foma. Je n’hésitai pas à repousser une pareille hypothèse comme grotesque et par trop naïve. Non, il y avait autre chose que je ne pourrai faire saisir au lecteur qu’en lui expliquant le caractère de Foma Fomitch, tel que je le compris plus tard moi-même.

Imaginez-vous un être parfaitement insignifiant, nul, niais, un avorton de la société, sans utilisation possible, mais rempli d’un immense et maladif amour-propre que ne justifiait aucune qualité. Je tiens à prévenir mes lecteurs: Foma Fomitch est la personnification même de cette vanité illimitée qu’on rencontre surtout chez certains zéros, envenimés par les humiliations et les outrages, suant la jalousie par tous les pores au moindre succès d’autrui. Il n’est pas besoin d’ajouter que tout cela s’assaisonne de la plus extravagante susceptibilité.

On va se demander d’où peut provenir une pareille infatuation. Comment peut-elle germer chez d’aussi pitoyables êtres de néant que leur condition même devrait renseigner sur la place qu’ils méritent? Que répondre à cela? Qui sait? Il est peut-être parmi eux des exceptions au nombre desquelles figurerait mon héros. Et Foma est, en effet, une exception, comme le lecteur le verra par la suite. En tout cas, permettez-moi de vous le demander; êtes-vous bien sûr que tous ces résignés, qui considèrent comme un bonheur de vous servir de paillasses, que vos pique-assiettes aient dit adieu à tout amour-propre? Et ces jalousies, ces commérages, ces dénonciations, ces méchants propos qui se tiennent dans les coins de votre maison même, à côté de vous, à votre table? Qui sait si, chez certains chevaliers errants de la fourchette, sous l’influence des incessantes humiliations qu’ils doivent subir, l’amour-propre, au lieu de s’atrophier, ne s’hypertrophie pas, devenant ainsi la monstrueuse caricature d’une dignité peut-être entamée primitivement, au temps de l’enfance, par la misère et le manque de soins.

Mais je viens de dire que Foma Fomitch était une exception à la règle générale. Homme de lettres, jadis, il avait souffert d’être méconnu et la littérature en a perdu d’autres que lui; je dis: la littérature méconnue. J’incline à penser qu’il avait connu les déboires, même avant ses tentatives littéraires et qu’en divers métiers, il avait reçu plus de chiquenaudes que d’appointements. Cela, je le suppose, mais, ce que je sais positivement, c’est qu’il avait réellement confectionné un roman dans le genre de ceux qui servaient de pâture à l’esprit du Baron Brambeus (Pseudonyme de Jenkovski, écrivain russe très connu). Sans doute beaucoup de temps avait passé depuis, mais l’aspic de la vanité littéraire fait parfois des piqûres bien profondes et mêmes incurables, surtout chez les individus bornés.

Désabusé dès son premier pas dans la carrière des lettres, Foma Fomitch s’était à jamais joint au troupeau des affligés, des déshérités, des errants. Je pense que c’est de ce moment que se développa chez lui cette vantardise, ce besoin de louanges, d’hommages, d’admiration et de distinction. Ce pitre avait trouvé moyen de rassembler autour de lui un cercle d’imbéciles extasiés. Son premier besoin était d’être le premier quelque part, n’importe où, de vaticiner, de fanfaronner, et si personne ne le flattait, il s’en chargeait lui-même. Une fois qu’il fut devenu le maître incontesté de la maison de mon oncle, je me souviens de l’avoir entendu prononcer les paroles que voici:

«Je ne resterai plus longtemps parmi vous – et son ton s’emplissait d’une gravité mystérieuse – Quand je vous aurait tous établis et que je vous aurai fait saisir le sens de la vie, je vous dirai adieu et je m’en irai à Moscou pour y fonder une revue. Je ferai des cours où passeront mensuellement trente mille auditeurs. Alors, mon nom retentira partout et malheur à mes ennemis!»

Mais, tout en attendant la gloire, ce génie exigeait une récompense immédiate. Il est toujours agréable d’être payé d’avance et surtout dans un cas pareil. Je sais que Foma se présentait sérieusement à mon oncle comme venu au monde pour accomplir une grande mission où le conviait sans cesse un homme ailé qui le visitait la nuit. Il devait écrire un livre compact et salutaire aux âmes, un livre qui provoquerait un tremblement de toute la terre et ferait craquer la Russie. Quand viendrait l’heure du cataclysme, Foma, renonçant à sa gloire, se retirerait dans un monastère et prierait jour et nuit pour le bonheur de la patrie, au fond des catacombes de Kiev.

Il vous est maintenant loisible d’imaginer ce que pouvait devenir ce Foma après toute une existence d’humiliations, de persécutions et peut-être même de taloches, ce Foma sensuel et vaniteux au fond, ce Foma écrivain méconnu, ce Foma qui gagnait son pain à bouffonner, ce Foma à l’âme de tyran en dépit de sa nullité, ce Foma vantard et insolent à l’occasion! ce qu’il pouvait devenir, ce Foma, quand il connut enfin les honneurs et la gloire, quand il se vit admiré et choyé d’une protectrice idiote et d’un protecteur fasciné et débonnaire, chez qui il avait enfin trouvé à s’implanter après tant de pérégrinations! Mais il me faut ici développer le caractère de mon oncle; le succès de Foma serait incompréhensible sans cela, autant que la maîtrise qu’il exerçait dans la maison et que sa métamorphose en grand homme.

Mon oncle n’était pas seulement bon, mais encore d’une extrême délicatesse sous son écorce un peu grossière, et d’un courage à toute épreuve. J’ose employer ce terme de courage, car aucun devoir, aucune obligation ne l’eussent arrêté; il ne connaissait pas d’obstacles. Son âme noble était pure comme celle d’un enfant. Oui, à quarante ans, c’était un enfant expansif et gai, prenant les hommes pour des anges, s’accusant de défauts qu’il n’avait pas, exagérant les qualités des autres, en découvrant même où il n’y en avait jamais eu. Il était de ces grands cœurs qui ne sauraient sans honte supposer le mal chez les autres, qui parent le prochain de toutes les vertus, qui se réjouissent de ses succès, qui vivent sans relâche dans un monde idéal, qui prennent sur eux toutes leurs fautes. Leur vocation est de sacrifier aux intérêts d’autrui. On l’eût pris pour un être veule et faible de caractère et sans doute, il était trop faible; cependant, ce n’était pas manque d’énergie, mais crainte d’humilier, crainte de faire souffrir ses semblables qu’il aimait tous.