Nous nous quittâmes amicalement. Il m’invita même à dîner.
– Viens me voir, petit père, viens dîner avec moi; mon eau-de-vie vient à pied de Kiev et mon cuisinier de Paris. Il vous sert des plats, des pâtés dont on se lèche les doigts, en le saluant jusqu’à terre, la canaille! Un gaillard qui a de l’instruction, quoi! Il y a longtemps que je ne lui ai fait donner les verges et il commence à faire des siennes… mais maintenant que vous m’y avez fait penser!… Viens! Je t’aurais invité aujourd’hui même, mais je suis rompu; c’est à peine si je puis me tenir sur mes jambes. Je suis un homme malade et mou. Peut-être ne le croyez-vous pas?… Eh bien, adieu, petit père. Il est temps que je me mette en route, et, d’ailleurs, voici que notre tarantass est aussi réparé. Dites à Foma qu’il ne paraisse jamais devant moi s’il ne veut pas que cette rencontre soit si touchante qu’il…
Mais les derniers mots ne parvinrent pas jusqu’à moi; enlevée par ses quatre vigoureux chevaux, la voiture avait disparu dans un tourbillon de poussière. Je fis avancer la mienne et nous traversâmes rapidement la petite ville.
«Il exagère sans doute, pensais-je, il est trop mécontent pour pouvoir être impartial. Cependant tout ce qu’il m’a dit de mon oncle me semble très significatif. En voilà déjà un qui le dit amoureux de cette demoiselle… Hum! Vais-je me marier, oui ou non?» et je tombai dans une profonde méditation.
III MON ONCLE
J’avoue que je n’étais pas tranquille. Mes rêves romantiques m’apparurent assez sots dès mon arrivée à Stépantchikovo. Il était près de cinq heures de l’après-midi. La route longeait le parc de mon oncle. Après de longues années d’absence, je retrouvais le grand jardin où s’était si vite écoulée une partie de mon heureuse enfance et que j’avais tant de fois revu en songe dans les dortoirs des lycées. Je sautai de ma voiture et marchai droit à la maison. Mon plus grand désir était d’arriver à l’improviste, de me renseigner, de questionner, et avant tout de causer avec mon oncle.
Je traversai l’allée plantée de tilleuls séculaires et gravis la terrasse où une porte vitrée donnait accès de plain-pied dans la maison. Elle était entourée de plates-bandes, de corbeilles de fleurs et de plantes rares. J’y rencontrai le vieux Gavrilo, autrefois mon serviteur et maintenant valet de chambre honoraire de mon oncle. Il avait chaussé des lunettes et tenait un cahier qu’il lisait avec la plus grande attention.
Comme nous nous étions vus deux ans auparavant lors de son voyage à Pétersbourg, il me reconnut aussitôt et s’élança vers moi les yeux pleins de larmes joyeuses. Il voulut me baiser la main et en laissa choir ses lunettes. Son attachement m’émut profondément. Mais, me souvenant de ce que m’avait dit M. Bakhtchéiev, je ne pus m’empêcher de remarquer le cahier qu’il avait dans les mains.
– On t’apprend donc aussi le français? demandais-je au vieillard.
– Oui, mon petit père, comme à un serin, sans considération pour mon âge! – répondit-il tristement.
– C’est Foma lui-même qui te l’apprend?
– Lui-même, petit père. Il doit être bien intelligent.
– Il vous l’enseigne par conversation?
– Non, avec ce cahier, petit père.
– Ce cahier-là? Ah! les mots français sont écrits en lettres russes!… Il a trouvé le joint! N’avez-vous pas honte, Gavrilo, de vous laisser turlupiner par un pareil imbécile?
Et, en un clin d’œil, j’eus oublié toutes ces flatteuses hypothèses sur le compte de Foma Fomitch qui m’avaient valu l’algarade de M. Bakhtchéiev.
– Ce ne peut être un imbécile, puisqu’il commande à nos maîtres.
– Hum! tu as peut-être raison, Gavrilo, marmottai-je, arrêté par cet argument. Conduis-moi donc vers mon oncle.
– Mon cher, c’est que je ne tiens pas à me faire voir. Je commence à craindre jusqu’au maître lui-même. C’est ici que je ronge mon chagrin et, quand je le vois venir, je vais me cacher derrière ces massifs.
– Mais de quoi as-tu peur?
– Tantôt, je ne savais pas ma leçon et Foma Fomitch voulut me faire mettre à genoux. Je n’ai pas obéi! Je suis trop vieux pour servir d’amusette. Monsieur s’est fâché de ma désobéissance. «C’est pour ton bien, me disait-il, il veut t’instruire et te faire acquérir une prononciation parfaite.» Alors, je reste ici pour bien apprendre mon vocabulaire, car Foma Fomitch va me faire passer un examen ce soir.
Il y avait là quelque chose de louche. Cette histoire de français devait cacher un mystère que le vieillard ne pouvait m’expliquer.
– Une seule question, Gavrilo: comment est-il de sa personne? Est-il bien pris? De belle prestance?
– Foma Fomitch? Mais non, petit père! C’est un petit malingre, chétif!
– Hum! Attends, Gavrilo. Tout cela peut s’arranger encore et je te promets que ça s’arrangera. Mais où est donc mon oncle?
– Il donne audience aux paysans derrière les écuries. Les anciens de Kapitonovka sont venus lui présenter une supplique à la nouvelle qu’il les donnait à Foma Fomitch. Ils viennent le prier de n’en rien faire.
– Pourquoi ça se passe-t-il derrière les écuries?
– Parce que Monsieur a peur!…
Et en effet, je trouvai mon oncle à l’endroit indiqué. Il était debout devant les paysans qui le saluaient et lui disaient quelque chose à quoi il répondait avec animation. M’approchant, je l’appelai; il se retourna et nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre.
Sa joie de me voir touchait au ravissement. Il m’embrassait, me pressait les mains, comme s’il eut revu son propre fils sauvé d’un danger mortel; comme si je l’eusse sauvé, lui aussi, par mon arrivée; comme si j’eusse apporté avec moi la solution de toutes les difficultés où il se débattait, et du bonheur, et de la joie pour toute sa vie, ainsi que pour celle de ceux qu’il aimait, car il n’eut jamais consenti à être heureux tout seul. Mais, après les premières effusions, il s’embrouilla et ne sut plus que dire. Il m’accablait de questions et voulait me conduire sans retard près des siens.
Nous avions déjà fait quelques pas quand il revint en arrière pour me présenter tout d’abord aux paysans de Kapitonovka. Soudain, sans motif apparent, il se mit à me parler d’un certain Korovkine rencontré en route trois jours plus tôt et dont il attendait la visite avec impatience. Puis il abandonna Korovkine pour sauter à un tout autre sujet. Je le regardais avec bonheur. En réponse à ses questions, je lui dis que je ne me proposais pas d’entrer dans l’administration, mais voulais poursuivre ma carrière scientifique.
Aussitôt, mon oncle crut devoir froncer les sourcils et se composer une physionomie très grave. Quand il sut que, dans les derniers temps, j’avais étudié la minéralogie, il releva la tête et jeta autour de lui un regard d’orgueil comme s’il eut découvert cette science à lui tout seul et en eut écrit un traité. J’ai déjà dit que ce mot de science le plongeait dans une adoration d’autant plus désintéressée que, pour son compte, il ne savait absolument rien.
– Ah! me dit-il un jour, il est de par le monde des gens qui savent tout! et ses yeux brillaient d’admiration. – On est là; on les écoute, tout en sachant qu’on ne sait rien, tout en ne comprenant rien à ce qu’ils disent et l’on s’en réjouit dans son cœur. Pourquoi? Parce que c’est la raison, l’utilité, le bonheur de tous. Cela, je le comprends. Déjà, je voyage en chemin de fer, moi; mais peut-être mon Ilucha volera-t-il dans les airs… Et enfin, le commerce, l’industrie… ces sources, pour ainsi dire… j’entends que tout cela est utile… C’est utile, n’est-ce pas?