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Mais revenons à mon arrivée.

– Attends, mon ami, attends commença-t-il en se frottant les mains et en hâtant le pas. Je vais te présenter à un homme rare, à un savant qui sera célèbre dans ce siècle; c’est Foma lui-même qui me l’a expliqué… Tu vas faire sa connaissance.

– C’est de Foma Fomitch que vous voulez parler, mon cher oncle?

– Non, non, mon ami! C’est de Korovkine que je te parle. Foma aussi est un homme remarquable… Mais c’est de Korovkine que je parlais, fit mon oncle qui avait rougi aussitôt que la conversation était venue sur Foma.

– De quelles sciences s’occupe-t-il donc, mon oncle?

– Des sciences en général. Je ne saurais te dire de quelles sciences, mais il s’occupe des sciences! Il faut l’entendre parler sur les chemins de fer! Et tu sais, ajouta-t-il plus bas en clignant de l’œil droit, il a des idées un peu avancées. Je m’en suis aperçu à ce qu’il a dit du bonheur conjugal… Il est dommage que je n’y aie pas compris grand’chose (je n’avais pas le temps); sans ça, je t’aurais tout raconté avec force détails. Avec cela le meilleur fils du monde. Je l’ai invité à venir me voir et je l’attends d’un instant à l’autre.

Cependant, les paysans me regardaient, bouches bées et les yeux écarquillés, comme un phénomène.

– Écoutez, mon oncle, interrompis-je, il me semble que je trouble un peu ces paysans. Ils sont venus sans doute pour affaires. Que demandent-ils? J’avoue que je me doute de quelque chose et que je serais très heureux de les entendre.

Mon oncle devint aussitôt très affairé.

– Ah! oui, j’avais complètement oublié… Mais nous n’avons rien à faire ensemble. Ils se sont mis en tête (et je voudrais bien savoir qui a le premier lancé cette idée), ils se sont mis en tête que je les donne avec toute la Kapitonovka… (tu t’en souviens de la Kapitonovka? Nous allions nous y promener le soir avec la défunte Katia)… que je donne toute la Kapitonovka et soixante-dix âmes à Foma Fomitch. «Nous voulons rester avec toi, voilà tout!» me disent-ils.

– Ainsi, ce n’est donc pas vrai, mon oncle? Vous n’allez pas la lui donner? m’écriai-je avec joie.

– Jamais de la vie! Je n’en ai jamais eu l’idée! Qui t’en a donc parlé? Il sont partis sur un mot qui m’a échappé une fois par hasard. Qu’ont-il donc à tant détester Foma? Attends, Serge, je te le présenterai, ajouta-t-il en me regardant timidement, comme s’il eut déjà pressenti en moi un ennemi de Foma. Quel homme!…

– Nous n’en voulons pas; nous ne voulons personne que toi: gémirent en cœur les paysans. Vous êtes notre père et nous sommes vos enfants!

– Écoutez, mon oncle, répondis-je, je n’ai pas encore vu Foma, mais… voyez-vous… certains bruits me sont parvenus… Du reste, j’ai là-dessus mes idées personnelles. J’ai rencontré aujourd’hui M. Bakhtchéiev… En tout cas, renvoyez vos paysans et nous causerons ensuite seul à seul, sans témoins. J’avoue que je ne suis venu que pour cela…

– Précisément! précisément! fit mon oncle, saisissant l’occasion, précisément! Laissons partir les paysans et nous causerons amicalement, raisonnablement, en camarades. Eh bien, continua-t-il en se tournant vers les paysans, vous pouvez vous en aller, mes amis, et à l’avenir, venez toujours à moi quand il sera nécessaire; venez droit à moi, et à n’importe quelle heure.

– Notre petit père! vous êtes notre père et nous sommes vos enfants. Ne nous donne pas à Foma Fomitch! ce sont des malheureux qui t’en supplient! crièrent encore une fois les paysans.

– Quels imbéciles! Mais je ne vous donnerai pas, vous dis-je!

– Il nous ferait mourir avec ses livres! On dit que ceux d’ici sont absolument sur les dents.

– Est-ce qu’il vous enseigne aussi le français? m’écriai-je avec terreur.

– Non, pas encore, grâce à Dieu! répondit un des paysans, beau parleur, sans doute, un homme chauve et roux avec un longue barbiche qui se trémoussait tout le temps qu’il parlait. Non, Monsieur, grâce à Dieu!

– Que vous enseigne-t-il donc?

– Des bêtises, à notre sens.

– Comment, des bêtises?

– Sérioja! Tu te trompes; c’est une calomnie! s’écria mon oncle tout rouge et confus. Ce sont des imbéciles qui ne comprennent pas ce qu’il leur dit!… Et toi, qu’as-tu à crier de la sorte? – continua-t-il en s’adressant d’un ton de reproche au paysan qui avait porté la parole. – On te veut du bien et, sans rien comprendre, tu t’égosilles!

– Pardon, mon oncle, et la langue française?

– Mais c’est pour la prononciation; rien que pour la prononciation! – et sa voix était suppliante. Il me l’a dit lui-même, que c’était pour la prononciation… Et puis, il y a autre chose… Tu n’es pas au courant; par conséquent, tu ne peux juger! Il faut se renseigner avant d’accuser, mon cher… Il est facile d’accuser!

– Mais vous, que faites-vous donc? dis-je aux paysans. Vous n’avez qu’à lui dire tout simplement: «Vous voulez des choses impossibles, voici comment il faut faire!» Vous avez une langue, il me semble!

– Montre-moi la souris qui pendra une clochette au cou du chat! Il nous dit toujours: «Sale paysan, je veux t’apprendre l’ordre et la propreté. Pourquoi ta chemise est-elle sale?» «Mais parce qu’elle est trempée de sueur!» Nous ne pouvons pourtant changer de chemise tous les jours. La propreté ne nous fera pas plus ressusciter que la malpropreté ne nous fera mourir.

Un autre paysan intervint. Maigre, de haute taille, avec des vêtements rapiécés et des sandales de bouleau tout usées, c’était un de ces éternels mécontents qui ont toujours un mot venimeux en réserve. Jusque-là, il était resté caché derrière le dos de ses camarades, écoutant dans un morne silence et grimaçant un sourire amer.

– L’autre jour, dit-il, Foma Fomitch vint sur la place et demanda: «Savez-vous combien de verstes il y a d’ici au soleil?» Qui le sait? C’est de la science pour les seigneurs et non pas pour nous! «Non, vous ne connaissez pas votre intérêt, imbéciles! vous ne savez rien, tandis que moi, qui suis un astronome, j’ai étudié toutes les planètes créées par Dieu!»

– Et t’a-t-il dit combien de verstes il y a de la terre au soleil? fit mon oncle, s’animant tout à coup en me clignant gaiement de l’œil, comme pour me dire: «Tu vas voir quelque chose!»

– Il a dit qu’il y en avait beaucoup, répondit sans empressement le paysan qui ne s’attendait pas à cette attaque.

– Mais combien?

– Il a dit qu’il y avait quelque cent ou mille verstes… qu’il y en avait beaucoup.

– Rappelle-toi! Et tu te figurais qu’il n’y avait qu’une verste, que le soleil était tout près de nous? Non, frérot, la terre, vois-tu, c’est comme un ballon, tu comprends? continua mon oncle en traçant dans l’espace un geste circulaire.