Le paysan sourit amèrement.
– Oui, comme un ballon! Elle se tient en l’air d’elle-même et elle tourne autour du soleil qui reste en place tandis que tu crois qu’il marche. Comprends-tu le système? Tout cela a été découvert par le capitaine Cook, un marin… (Le diable sait qui l’a découvert! me chuchota mon oncle, quant à moi, je n’en sais rien)… Et toi, sais-tu sa distance qu’il y a entre la terre et le soleil?
– Je le sais, mon oncle, répondis-je, rempli d’étonnement par cette scène bizarre. Mais voici ce que je pense: certes, l’ignorance est une sorte de malpropreté… mais tout de même… apprendre l’astronomie aux paysans!…
– Très juste! c’est de la malpropreté! fit mon oncle ravi, et sautant sur mon expression qu’il trouvait très heureuse. Grande idée! Oui, c’est de la malpropreté! Je l’ai toujours dit… C’est-à-dire que je ne l’ai jamais dit, mais que je l’ai toujours pensé. Vous entendez? – cria-t-il aux paysans – l’ignorance, c’est la même chose que la malpropreté. C’est pourquoi Foma voulait vous instruire, pour votre bien. Mais c’est bon, mes amis, allez maintenant et que Dieu soit avec vous. Je suis très content, très content. Soyez tranquilles; je ne vous abandonnerai pas.
– Défends-nous, notre père!
– Ne fais pas de nous des malheureux, petit père!
Et les paysans se jetèrent à ses pieds.
– Voyons! pas de bêtises! Prosternez-vous devant Dieu et devant le tsar, mais pas devant moi… Allez; soyez sages, et le reste…
Les paysans partis, il me dit:
– Tu sais, le paysan aime les bonnes paroles, mais il ne déteste pas non plus un cadeau. Je leur donnerai quelque chose, hein? Qu’en penses-tu? En l’honneur de ton arrivée. Voyons, faut-il leur faire un cadeau?
– Je vois, mon oncle, que vous êtes leur bienfaiteur.
– Ce n’est rien; il n’y a pas moyen de faire autrement. Il y a longtemps que je voulais leur donner quelque chose, ajouta-t-il, – comme pour s’excuser. – Cela te semble drôle de me voir instruire les paysans? C’est que je suis si heureux de te voir, mon cher Sérioja! Je voulais tout simplement leur apprendre la distance qu’il y a de la terre au soleil et les voir rester là, bouche bée; j’adore les voir bouche bée; ça me met le cœur en joie… Seulement, mon ami, ne dis pas au salon que j’ai parlé aux paysans. Je les ai reçus derrière les écuries pour ne pas être vu. Ce n’était pas commode; l’affaire est délicate et eux-mêmes sont venus en cachette. Si j’ai ainsi agi, c’est plutôt pour eux…
– Eh bien, mon cher oncle, me voici arrivé! interrompis-je, pressé d’en venir au point important. Je vous avoue que votre lettre m’a causé une telle surprise que…
– Mon ami, pas un mot de cela! fit mon oncle effrayé et baissant la voix. Tout s’expliquera après! après! Je suis peut-être très coupable envers toi…
– Coupable envers moi, mon oncle?
– Plus tard, mon ami, plus tard! Tout s’expliquera. Mais quel bon garçon tu fais! Comme je t’attendais, mon chéri! Je voulais te confier… tu est un savant… je n’ai que toi… toi et Korovkine. Il faut que tu saches qu’ici, tout le monde est contre toi. Alors, sois prudent; tiens-toi sur tes gardes!
– Contre moi? demandai-je en regardant mon oncle avec surprise, ne pouvant comprendre comment j’avais pu m’aliéner des inconnus. Contre moi!
– Contre toi, mon petit. Qu’y faire? Foma Fomitch est un peu prévenu contre toi… et ma mère aussi. D’une façon générale, sois prudent, respectueux; ne les contredis pas; surtout, sois respectueux…
– Respectueux envers Foma Fomitch, mon oncle?
– Qu’y faire, mon ami? Je ne le défends pas. Il a sans doute des défauts et en ce moment… Ah! mon Sérioja, comme tout cela m’inquiète. Comme tout pourrait s’arranger et comme nous pourrions tous être heureux!… Mais qui n’a ses défauts? Nous ne sommes pas non plus des perfections.
– De grâce, mon oncle, rendez-vous compte de ce qu’il fait.
– Bah! ce ne sont que des chicanes! Ce que je peux te dire, c’est qu’il m’en veut en ce moment, et sais-tu pourquoi?… Du reste c’est peut-être de ma faute. Je te raconterai ça plus tard.
– Vous savez, mon oncle, j’ai là-dessus mes idées personnelles – j’avais hâte de les lui communiquer -: cet homme qui servit de bouffon, s’est trouvé peiné, humilié, blessé dans son idéal; de là son caractère aigri, méchant; il veut se venger sur toute l’humanité. Mais, si on le réconciliait avec ses semblables, si on le rendait à lui-même…
– Précisément! précisément! cria mon oncle avec enthousiasme, c’est précisément cela! Tu as une noble pensée! Il serait honteux, indigne de nous de l’accuser! C’est très juste! Ah! mon ami, tu me comprends! Tu m’apportes la joie. Pourvu que tout s’arrange, là-bas, dans la salle! Tu sais, j’ai peur d’y faire mon entrée. Te voilà arrivé; je vais être bien arrangé!
– Mon cher oncle, s’il en est ainsi… fis-je, très confus de son aveu.
– Non! non! non! Pour rien au monde! s’écria-t-il en me prenant les mains. Tu es mon hôte et tu resteras!
Mon étonnement allait toujours grandissant.
– Mon oncle, insistai-je, dites-moi pourquoi vous m’avez fait venir. Que voulez-vous de moi et en quoi pouvez-vous être coupable à mon égard?
– Ne me demande pas cela, mon ami! Après! Après! Tout s’expliquera après. Je suis peut-être très coupable, mais je voulais agir en honnête homme et… et… tu l’épouseras! Tu l’épouseras, si tu as l’âme quelque peu noble! – ajouta-t-il en rougissant sous l’influence d’une violente émotion et en me serrant les mains. – Mais assez là-dessus! Pas un mot de plus! Tu en sauras bientôt trop par toi-même. Il ne dépend que de toi… Le principal est que tu réussisses à produire une bonne impression là-bas, à plaire!
– Voyons, mon oncle, qui avez-vous là-bas? Je vous avoue que j’ai si peu fréquenté le monde que…
– Que tu as un peu peur? acheva-t-il en souriant. Ne crains rien; il n’y a là que la famille. Et surtout, du courage! n’aie pas peur, car, sans cela, je tremblerais pour toi. Tu veux savoir qui est chez nous?… D’abord, ma mère. Te la rappelles-tu? Une bonne vieille, sans prétention, on peut le dire. Elle est un peu vieux jeu, mais ça vaut mieux. Par moments, elle a ses petites fantaisies, et vous en veut pour telle ou telle chose. Elle est fâchée contre moi pour l’instant, mais c’est de ma faute; je le sais. C’est une grande dame, une générale… Son mari était un homme charmant, un général, très instruit. Il ne lui a rien laissé, mais il était criblé de blessures; en un mot, il avait su se faire apprécier. Ensuite, nous avons Mlle Pérépélitzina. Celle-ci… je ne sais pas… depuis ces derniers temps, elle est un peu… comme ça!… Mais il ne faut pas mal juger les gens… Que Dieu soit avec elle! Elle est fille d’un lieutenant-colonel; c’est la confidente, l’amie de maman. Ensuite, ma sœur, Prascovia Ilinitchna. Il n’y a pas grand’chose à en dire sinon qu’elle est simple, bonne, et qu’elle a un cœur d’or. Regarde surtout au cœur! Elle est vieille fille; il me semble bien que ce bon Bakhtchéiev lui fait la cour et a des vues sur elle, mais motus! c’est un secret! Qu’y a-t-il encore? Je ne te parle pas de mes enfants: tu les verras. C’est demain la fête d’Ilucha… Ah! j’allais oublier: depuis un mois, nous avons Ivan Ivanovitch Mizintchikov, ton petit cousin. Il n’y a pas longtemps qu’il a quitté les hussards; il est encore jeune. Un noble cœur! Seulement, il est tellement ruiné, que je me demande comment il a pu s’y prendre! Il est vrai qu’il n’avait presque rien, mais il s’est ruiné tout de même et il a fait des dettes. Il est arrivé chez nous comme ça, de lui-même, et il y est resté. Je ne l’avais pas connu jusque là. C’est un garçon très gentil, bon, timide, respectueux. Je ne me rappelle plus le son de sa voix, il garde toujours le silence. Foma l’a surnommé «le taciturne inconnu», mais il ne se fâche pas et Foma est enchanté; il dit qu’Ivan Ivanovitch n’est pas intelligent. En tout cas, celui-ci ne le contredit en rien et il est toujours de son avis. C’est un timide… Que Dieu soit avec lui! Nous avons aussi des visiteurs de la ville: Pavel Sémionovitch Obnoskine et sa mère, un jeune homme de grand esprit, aux idées fermes, mûries (je m’exprime assez mal), avec cela d’une grande austérité. Enfin, tu verras aussi Tatiana Ivanovna, une parente éloignée que tu ne connais pas. Cette demoiselle, il faut l’avouer, n’est plus jeune, mais elle est assez riche pour acheter deux Stépantchikovo. Il n’y a pas longtemps qu’elle a hérité: jusque là, elle avait vécu dans la misère. Surveille-toi avec elle, Sérioja; elle est si délicate!… Elle a quelque chose de fantasque dans le caractère. Tu es généreux; tu comprendras. Elle a eu tant de malheurs! Il faut redoubler de précautions à l’égard d’une personne qui n’a pas été heureuse. Ne te forge pas d’idée sur son compte. Bien sûr qu’elle a ses faiblesses; elle parle sans réfléchir; elle se trompe sur la valeur des mots, mais ne crois pas qu’elle mente!… tout ça vient du cœur, de son cœur bon et franc. Et si, parfois, il lui arrive de mentir, c’est uniquement par un excès de grandeur d’âme; comprends-tu?