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Et, toute émue, cette demoiselle par trop éprise des jeunes gens se cacha le visage dans ses mains. Bondissant ensuite de sa place, elle courut à une fenêtre, cueillit une rose qu’elle jeta près de moi et se sauva dans sa chambre. Il s’ensuivit encore une certaine confusion, mais la générale resta parfaitement calme. Anfissa Pétrovna ne semblait pas autrement surprise, mais, soudain préoccupée, elle jeta sur son fils un regard anxieux. Les demoiselles rougirent: quant à Paul Obnoskine, il se leva d’un air vexé et s’en fut à la fenêtre.

Cependant, mon oncle me faisait des signes, mais, à ce moment, un nouveau personnage apparut au milieu de l’attention générale.

– Ah! voici Evgraf Larionitch! s’écria mon oncle franchement heureux. Vous venez de la ville?

«Sont-ils drôles tous tant qu’ils sont! On les dirait choisis et rassemblés à plaisir!» pensai-je en oubliant que j’étais un des échantillons de la collection.

V ÉJÉVIKINE

Un petit homme pénétra dans la chambre, ou, pour mieux dire, il s’y enfonça à reculons, malgré que la porte fût toute grande ouverte, et dès le seuil, il fit des courbettes, salua, montra ses dents et nous examina tous avec curiosité. C’était un petit vieillard, grêlé, aux yeux vifs et fuyants, chauve, avec une bouche lippue, où errait un sourire ambigu et fin. Il était vêtu d’un frac très usé et qui n’avait pas du être fait pour lui. Un des boutons y tenait par un fil; deux ou trois autres manquaient complètement. Ses bottes trouées et sa casquette crasseuse s’harmonisaient bien avec le reste de son costume. Il tenait à la main un mouchoir sale avec lequel il s’épongeait le front et les tempes. Je remarquai que l’institutrice avait un peu rougi en me jetant un rapide coup d’œil où il y avait quelque chose de fier et de provocant.

– Tout droit de la ville, mon bienfaiteur, tout droit, mon père! répondit-il à mon oncle. Je vais tout vous dire, mais permettez-moi auparavant de présenter mes salutations.

Il fit quelques pas dans la direction de la générale, mais il s’arrêta à mi-chemin et s’adressa de nouveau à mon oncle:

– Vous connaissez mon trait caractéristique, mon bienfaiteur? je suis un chien couchant, un véritable chien couchant. À peine entré quelque part pour la première fois, je cherche des yeux la principale personne de la maison et je vais à elle pour me concilier ses bonnes grâces et sa protection. Je suis une canaille, mon père, une canaille, mon bienfaiteur!… Permettez-moi, Madame Votre Excellence, permettez-moi de baiser votre robe, de peur que mes lèvres ne salissent votre petite main de générale.

À mon étonnement, la générale lui tendit la main, non sans grâce.

– Je vous salue aussi, notre belle, continua-t-il en se tournant vers la demoiselle Pérépélitzina. Que faire, chère Madame? Je suis une canaille. C’était déjà décidé en 1841, quand je fus chassé du service: M. Tikhontsev fut nommé assesseur, lui, et moi: canaille! Je suis d’une nature si franche que j’avoue tout. Que faire? j’ai essayé de vivre honnêtement, mais ce n’est plus ce qu’il faut aujourd’hui.

Il contourna la table et s’approcha de Sachenka en lui disant:

– Alexandra Yégorovna, notre pomme parfumée, permettez-moi de baiser votre robe. Vous embaumez la pomme, Mademoiselle, et d’autres parfums délicats. Mon respect à Ilucha; je lui apporte un arc et une flèche confectionnés de mes mains, avec l’aide de mes enfants. Tantôt nous irons tirer cette flèche. Et quand vous grandirez, vous serez officier et vous irez couper la tête aux Turc… Tatiana Ivanovna… Ah! Mais, elle n’est pas ici, la bienfaitrice, sans quoi j’eusse aussi baisé sa robe. Prascovia Ilinitchna, notre petite mère, je ne puis parvenir jusqu’à vous; autrement, je vous aurais baisé, non seulement la main, mais aussi le pied. Anfissa Pétrovna, je vous présente tous mes hommages. Aujourd’hui même, à genoux et versant des larmes, j’ai prié Dieu pour vous et j’ai prié aussi pour votre fils, afin que le Tout-Puissant lui envoie beaucoup de grades et de talents… de talents surtout… Je vous salue, par la même occasion, Ivan Ivanitch Mizintchikov, Dieu vous donne tout ce que vous désirez! Mais on ne saurait le deviner: vous ne dites jamais rien. Bonjour, Nastia! Toute ma marmaille te salue; nous parlons de toi tous les jours… Et, maintenant, un grand salut au maître! J’arrive tout droit de la ville, Votre Noblesse… Mais voici sûrement votre neveu qui était à l’Université? Tous mes respects, Monsieur; voulez-vous m’accorder votre main?

Un rire se fit entendre. Il était visible que le vieillard bouffonnait. Son entrée avait ranimé la compagnie bien que plusieurs des assistants ne comprissent pas ses sarcasmes qui, pourtant, n’épargnaient personne. Seule, l’institutrice, qu’à ma surprise il avait tout simplement appelée Nastia, rougissait et fronçait les sourcils. Je retirai ma main; le vieux n’attendait que cela.

– Mais, je ne vous la demandais que pour la serrer si vous le permettez et non pour la baiser, mon petit père. Vous croyiez que c’était pour la baiser? Non, mon petit père, seulement pour la serrer. Peut-être me prenez-vous pour un bouffon? demanda-t-il d’un ton moqueur.

– N… n… non… Que dites-vous? Je…

– Si je suis bouffon, je ne suis pas seul. Vous me devez le respect et je ne suis pas aussi lâche que vous le pensez. D’ailleurs, peut-être suis-je un bouffon. Je suis en tout cas un esclave; ma femme est une esclave, et il nous faut flatter les gens; il y a toujours quelque chose à y gagner. Il faut mettre du sucre, plus de sucre dans tout, en ajouter encore; ce n’en sera que meilleur pour la santé. Je vous le dit en secret et ça pourra vous servir… Je suis bouffon parce que je n’ai pas de chance.

– Hi! hi! hi! Ah! quel vieux polisson! Il ne manque jamais de nous faire rire! s’écria Anfissa Pétrovna.

– Petite mère ma bienfaitrice, il est aisé de vivre en faisant la bête. Si je l’avais su plus tôt, je me serais mis jocrisse dès ma jeunesse et n’en serais peut-être maintenant que plus intelligent. Mais, ayant voulu avoir de l’esprit de fort bonne heure, je ne suis plus qu’un vieil imbécile!

– Dites-moi donc, je vous prie, interrompit Obnoskine à qui certaine allusion à ses talents avait sans doute déplu. (Il était vautré, fort librement vautré dans un fauteuil et examinait le vieillard à travers son lorgnon.) – Dites-moi donc votre nom, s’il vous plaît… Je l’oublie toujours… comment donc?

– Ah! Mon petit père, mon nom, si vous le voulez, est Éjévikine; mais quel profit en retirerez-vous? Voilà huit ans que je suis sans place, ne vivant que par la force de la nature. Et ce que j’en ai eu des enfants!

– Bon! Laissons cela! Mais écoutez: voici longtemps que je voulais vous demander pourquoi vous vous retournez toujours aussitôt que vous êtes entré? C’est très drôle à voir!

– Pourquoi je regarde en arrière! Mais parce qu’il me semble toujours qu’il y a, derrière moi, quelqu’un qui va me frapper: voilà pourquoi. Je suis devenu monomane, mon petit père.

On rit encore. L’institutrice se leva, fit un pas pour s’en aller, mais elle se rassit; malgré la rougeur qui le couvrait, son visage exprimait une souffrance maladive.

– Tu sais, me chuchota mon oncle, c’est son père!