– Calmez-vous, Yégor Ilitch; calmez-vous! s’écria Anfissa Pétrovna. Ne tuez pas votre mère.
– Je ne tuerai pas ma mère, Anfissa Pétrovna, mais frappez! Voici ma poitrine! continuait mon oncle au paroxysme de l’excitation, comme on voit les hommes de caractère faible une fois à bout de patience, encore que toute cette belle ardeur ne soit qu’un feu de paille. – Je veux dire, Anfissa Pétrovna, que je n’ai dessein d’offenser personne. Je commence par déclarer que Foma Fomitch est l’homme le plus généreux, qu’il est doué des plus hautes qualités, mais il a été injuste envers moi dans cette affaire.
– Hem! grogna Obnoskine, comme pour pousser encore mon oncle.
– Paul Sémionovitch, mon honorable Paul Sémionovitch! Croyez-vous vraiment que je ne sois qu’une poutre insensible? Mais je vois tout; je comprends tout; je comprends tout avec les larmes de mon cœur, je puis le dire: je comprends que tous ces malentendus sont le produit de l’excessive amitié qu’il a pour moi. Mais je vous jure qu’en cette affaire, il est injuste. Je vais tout vous dire; je veux raconter cette histoire dans sa pleine vérité, dans tous ses détails, pour que tout le monde en voit clairement les causes et décide si ma mère a raison de m’en vouloir parce que je n’ai pas pu satisfaire Foma Fomitch. Écoute-moi, toi aussi, Sérioja – ajouta-t-il en se tournant vers moi. (Et il garda cette attitude pendant tout son récit comme s’il n’eut guère eu confiance en la sympathie des autres assistants.)
– Écoute-moi, toi aussi et dis-moi si j’ai tort ou raison. Voici le point de départ de toute cette affaire. Il y a huit jours, oui, juste huit jours, mon ancien chef, le général Houssapétov, passe dans notre ville avec sa femme et sa belle-sœur, et s’y arrête pour quelque temps. J’en fus ravi. Je saute sur cette bonne occasion; je cours les voir et les invite à dîner. Le général me donne sa promesse de venir autant que possible. Un homme charmant, je ne te dis que cela! et resplendissant de vertus, et un vrai grand seigneur par dessus le marché. Il a fait le bonheur de sa belle-sœur en la mariant à un jeune homme tout à fait bien qui est fonctionnaire à Malinovo et qui, jeune encore, possède une instruction universelle, pour ainsi dire. En un mot, un général parmi les généraux! Naturellement, voilà toute la maison sens dessus dessous: les cuisiniers préparent leurs plats; je retiens des musiciens et suis au comble du bonheur. Mais est-ce que cela ne déplaît pas à Foma Fomitch? Je me souviens que nous étions à table; on venait de servir un des ses mets favoris. Soudain, il se lève brusquement en criant: «On me blesse! On me blesse! – Comment ça? lui dis-je. – Vous me méprisez à présent; vous n’êtes plus occupé que de généraux. Vous les aimez mieux que moi!» Tu comprends, je ne rapporte brièvement que le gros de l’affaire; mais si tu avais entendu tout ce qu’il disait! en un mot, il m’a chaviré le cœur. Que pouvais-je faire? Naturellement, cela m’a complètement abattu; j’étais comme une poule mouillée. Le grand jour venu, le général fait dire qu’il ne peut venir et qu’il présente ses excuses. Je me rends chez Foma: «Allons, calme-toi, Foma! le général ne viendra pas. – On m’a blessé!» continue-t-il à crier. Je le prends par tous les bouts. «Non, allez avec vos généraux puisque vous me les préférez! Vous avez tranché le nœud de l’amitié.» Mon ami, je comprends le motif de son ressentiment; je ne suis pas une souche, ni un bœuf, ni un vague pique-assiette. C’est son amitié pour moi qui le pousse, sa jalousie. – il me l’a dit lui-même, – il craint de perdre mon affection et il m’éprouve afin de voir ce que je suis capable de faire pour lui. «Non, me dit-il, je dois être pour vous autant qu’un général, qu’une Excellence! Je ne me réconcilierai avec vous que lorsque vous m’aurez prouvé votre estime. – Comment te la prouver, Foma Fomitch? – En m’appelant pendant toute une journée Votre Excellence!» Je tombe des nues! Tu vois d’ici mon étonnement. «Que cela vous serve de leçon, continue-t-il, et vous apprenne pour l’avenir à ne plus admirer de généraux alors que d’autres leur sont peut-être supérieurs!» Alors, je le confesse devant tous, je n’y tins plus. «Foma Fomitch, lui dis-je, cela est impossible. Je ne saurais me résoudre à une chose pareille. Ai-je le droit de te faire général? Penses-y toi-même; qui donc possède ce pouvoir? Voyons, comment te dirais-je: Votre Excellence? Ce serait attenter aux choses les plus saintes! Mais, un général, c’est l’honneur de la Patrie; il a combattu; il a versé son sang sur le champ de bataille!…» Il n’a rien voulu entendre. «Foma, je ferai tout ce que tu voudras. Tu m’as demandé de raser mes favoris que tu trouvais antipatriotiques; je les ai rasés à contrecœur, mais je les ai rasés. Je ferai d’autres sacrifices si tu le désires; renonce seulement à te faire traiter en général! – Non, dit-il, je ne me réconcilierai que lorsqu’on m’appellera Votre Excellence. Ce sera fort salutaire à votre moralité en abaissant votre orgueil. Et voilà huit jours qu’il ne me parle plus. Il en veut à tous ceux qui viennent ici. Il a su que tu es un savant… et par ma faute; je n’ai pas su tenir ma langue. Il m’a alors déclaré qu’il ne resterait pas une minute de plus dans la maison, si tu y venais. «Alors, moi, je ne suis donc plus un savant pour vous?»… Que sera-ce quand il apprendra la venue de Korovkine? Voyons réfléchis; dis-moi de quoi je suis coupable. Puis-je me résoudre à lui donner de l’Excellence? Est-il possible de vivre pareillement? Pourquoi, aujourd’hui même, a-t-il chassé de table ce pauvre Bakhtchéiev? Admettons que Bakhtchéiev n’a pas inventé l’astronomie… nous non plus! Pourquoi? voyons; pourquoi tout cela?
– Parce que tu es un envieux, Yégorouchka! dit encore la générale.
– Ma mère, s’écria mon oncle au paroxysme du désespoir, vous me ferez perdre la raison… On ne dirait pas que c’est ma mère qui parle! Je suis donc une solive, une lanterne et non plus votre fils!
– Mais, fis-je, extrêmement surpris par ce récit, Bakhtchéiev m’a dit, à tort ou à raison, que Foma Fomitch était mis en jalousie par la fête d’Ilucha et qu’il prétendait être fêté le même jour. J’avoue que ce trait m’a étonné à un point…
– C’est son anniversaire, mon cher, et non sa fête! interrompit précipitamment mon oncle, Bakhtchéiev s’est mal exprimé, tout simplement. C’est demain l’anniversaire d’Ilucha. La vérité avant tout, mon cher…
– Ce n’est pas du tout son anniversaire! s’écria Sachenka.
– Comment? Ce n’est pas son anniversaire? s’exclama mon oncle absolument ahuri.
– Non, petit père; ce n’est pas son anniversaire. Vous imaginez cela pour vous tromper vous-même et pour contenter Foma Fomitch. Son anniversaire fut célébré au mois de mars, et vous vous en souvenez bien: nous fûmes en pèlerinage au monastère; Foma ne cessa de se plaindre que le cousin lui avait broyé les côtes et pinça ma tante à deux reprises, par pure méchanceté. Et, quand nous lui avons souhaité sa fête, à lui, il se fâcha de ce qu’il n’y avait pas de camélias dans notre bouquet. «J’aime les camélias, nous dit-il, parce que j’ai des goûts distingués et vous avez regardé à dégarnir votre serre pour moi!» Toute la journée, il fut de mauvaise humeur et ne nous adressa plus la parole…
J’imagine qu’une bombe tombant au milieu de la chambre n’aurait pas mieux surpris et épouvanté l’assemblée que cette révolte subite, et de qui? d’une fillette à qui défense était faite d’élever seulement la voix à table en présence de sa grand’mère! Atterrée, stupéfaite, folle de colère, la générale se redressa les yeux fixés sur l’insolente enfant, et n’en pouvant les croire.