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– Oh! il en est amoureux; seulement, il le cache.

– Il le cache! Vous croyez qu’il le cache? Et elle, est-ce qu’elle l’aime?

– Ça se pourrait. Du reste, elle a tout avantage à l’épouser; elle est si pauvre!

– Mais sur quoi vous basez-vous pour croire qu’ils s’aiment?

– Il est impossible de ne pas s’en apercevoir, et je crois qu’ils se donnent des rendez-vous. On a même été jusqu’à les prétendre en relations intimes. Seulement, n’en parlez à personne. C’est un secret que je vous confie.

– Comment croire une telle chose? m’écriai-je. Est-ce que vous y croyez?

– Je n’en ai certainement pas la certitude absolue, n’ayant pas vu de mes yeux. Mais c’est fort possible.

– Comment? Mais rappelez-vous la délicatesse, l’honnêteté de mon oncle.

– J’en suis d’accord. Cependant on peut se laisser entraîner, comptant réparer cela plus tard par un mariage. On est si facilement entraîné! Mais, je le répète, je ne garantis pas la véracité de ces faits, d’autant plus que ces gens-là ne la ménagent pas. Ils l’ont même accusée de s’être donnée à Vidopliassov.

– Eh bien, voyons, est-ce possible? m’écriai-je. Avec Vidopliassov! Est-ce que le seul fait d’en parler n’est pas répugnant? Vous n’y croyez pas?

– Je vous dis que je ne crois à rien de tout cela, répondit Mizintchikov avec la même placidité. Mais, c’est possible. Tout est possible en ce monde! D’abord, je n’ai pas vu, et puis ça ne me regarde pas. Cependant, comme je vois que vous semblez vous y intéresser énormément, sachez-le: j’estime assez peu probable que de telles relations aient jamais existé. Ce sont là les tours d’Anna Nilovna Pérépélitzina. C’est elle qui a répandu ces bruits par jalousie, car elle comptait se marier avec Yégor Ilitch, je vous le jure sur le nom de Dieu! uniquement parce qu’elle est la fille d’un lieutenant-colonel. En ce moment, elle est en pleine déception et fort irritée. Je crois vous avoir fait part de tout ce que je sais sur ces affaires et je vous avoue détester les commérages, d’autant plus que cela nous fait perdre un temps précieux. Je venais pour vous demander un petit service.

– Un service? Tout ce que vous voudrez, si je puis vous être utile…

– Je le crois et j’espère vous gagner à ma cause, car je vois que vous aimez votre bon oncle et que vous vous intéressez à son bonheur. Mais, au préalable, j’ai une prière à vous adresser.

– Laquelle?

– Il se peut que vous consentiez à ce que je veux vous demander, mais, en tout cas, avant de vous exposer ma requête, j’espère que vous voudrez bien me faire la grande faveur de me donner votre parole de gentilhomme que tout ce que nous aurons dit restera entre nous, que vous ne trahirez ce secret pour personne et ne mettrez pas à profit l’idée que je crois indispensable de vous communiquer. Me donnez-vous votre parole?

Le début était solennel. Je donnai ma parole.

– Eh bien? fis-je.

– L’affaire, voyez-vous, est très simple. Je veux enlever Tatiana Ivanovna et l’épouser. Vous comprenez?

– Je regardai M. Mizintchikov entre les deux yeux et fus quelques instants sans pouvoir prononcer une parole.

– Je dois vous avouer que je n’y comprends rien, déclarai-je à la fin, et d’ailleurs, je pensais avoir affaire à un homme sensé… je n’aurais donc pu prévoir…

– Ce qui signifie, tout simplement, que vous trouvez mon projet stupide, n’est-ce pas?

– Du tout, mais…

– Oh! je vous en prie! Ne vous gênez pas. Tout au contraire, vous me ferez grand plaisir d’être franc; nous nous rapprocherons ainsi du but. Je suis d’accord qu’à première vue, cela peut paraître étrange, pourtant, j’ose vous assurer que, non seulement mon intention n’est pas si absurde, mais qu’elle est tout à fait raisonnable. Et si vous voulez être assez bon pour en écouter tous les détails…

– De grâce! Je suis tout oreilles.

– Du reste, ce ne sera pas long. Voici: je suis sans le sou et couvert de dettes. De plus, j’ai une sœur de dix-neuf ans, orpheline qui vit chez des étrangers sans autres moyens d’existence et c’est un peu de ma faute. Nous avions hérité de quarante âmes, mais cet héritage coïncida, par malheur, à ma nomination au grade de cornette! J’ai commencé par engager notre bien; puis j’ai dépensé le reste à faire la noce; je suis honteux quand j’y pense! Maintenant, je me suis ressaisi et j’ai résolu de changer d’existence. Mais, pour ce faire, il me faut cent mille roubles. Comme je ne puis rien gagner au service, comme je ne suis capable de rien et que mon instruction est presque nulle, il ne me reste qu’à voler ou à me marier richement. Je suis venu ici pour ainsi dire sans chaussures et à pied, ma sœur m’ayant donné ses trois derniers roubles quand je quittai Moscou. Aussitôt que je connus Tatiana Ivanovna, une pensée germa dans mon esprit. Je décidai immédiatement de me sacrifier et de l’épouser. Convenez que tout cela est parfaitement raisonnable, d’autant plus que je le fais surtout pour ma sœur.

– Mais, alors, permettez: vous avez l’intention de demander officiellement la main de Tatiana Ivanovna?

– Dieu m’en garde! Je serais aussitôt chassé d’ici et elle-même s’y refuserait. Mais, si je lui propose de l’enlever, elle consentira. Pour elle, le principal, c’est le romanesque, l’imprévu. Naturellement, cet enlèvement aboutira à un mariage. Le tout est que je réussisse à la faire sortir d’ici.

– Mais qu’est-ce qui vous garantit qu’elle voudra bien s’enfuir avec vous?

– Oh! ça, j’en suis certain. Tatiana Ivanovna est prête à une intrigue avec le premier venu qui aura l’idée de lui offrir son amour. Voilà pourquoi je vous ai demandé votre parole d’honneur que vous ne profiteriez point du renseignement. Vous comprendrez que ce serait péché de ma part de laisser passer une pareille occasion, étant données, surtout, ces conjonctures où je me trouve.

– Alors, elle est tout à fait folle!… Ah! pardon! fis-je, en me reprenant, j’oubliais que vous aviez des vues sur elle…

– Ne vous gênez donc pas! Je vous en ai déjà prié. Vous me demandez si elle est tout à fait folle; que dois-je vous répondre? Elle n’est pas folle puisqu’elle n’est pas enfermée. De plus je ne vois aucune folie à cette manie des intrigues d’amour. Jusqu’à l’année dernière, elle vécut chez des bienfaitrices, car elle était dans la misère depuis son enfance. C’est une honnête fille et douée d’un cœur sensible. Vous comprenez: personne ne l’avait encore demandée en mariage, et les rêves, les désirs, et les espoirs, un cœur brûlant qu’elle devait toujours réprimer, le martyre que lui faisait endurer sa bienfaitrice, tout cela était bien pour affecter une âme tendre. Soudain elle devient riche: convenez que cela pourrait faire perdre la tête à n’importe qui. Maintenant, on la recherche, on lui fait la cour et toutes ses espérances se sont réveillées. Tantôt, vous l’avez entendu raconter cette anecdote du galant en gilet blanc; elle est authentique et de ce fait, vous pouvez juger du reste. Il est donc facile de la séduire avec des soupirs et des billets doux et, pour peu qu’on y ajoute une échelle de soie, des sérénades espagnoles et autres menues balançoires, on en fera ce qu’on voudra. Je l’ai tâtée, et j’en ai obtenu tout aussitôt un rendez-vous. Mais je me réserve jusqu’au moment favorable. Cependant, il faut que je l’enlève d’ici peu. La veille, je lui ferai la cour, je pousserai des soupirs; je joue de la guitare assez bien pour accompagner mes chansons. Je lui fixerai un rendez-vous dans le pavillon pour la nuit et, à l’aube, la voiture sera prête. Je la mettrai dans la voiture et en route! Vous concevez qu’il n’y a là aucun risque. Je la mènerai dans une pauvre, mais noble famille où l’on aura soin d’elle et, pendant ce temps-là, je ne perdrai pas une minute; le mariage sera bâclé en trois jours. Il n’est pas douteux que j’aurai besoin d’argent pour cette expédition. Mais Yégor Ilitch est là; et il me prêtera quatre ou cinq cents roubles sans se douter de leur destination. Avez-vous compris?