– Mais, mon oncle, c’est une folle! m’écriai-je, m’oubliant. Mon cœur se serrait douloureusement.
– Allons! pas si folle que ça. Pas folle du tout, mais elle a eu des malheurs… Que veux-tu, mon ami, je serais heureux d’en prendre une qui aurait sa raison… Cependant, il en est qui, avec toute leur raison… Et si tu savais comme elle est bonne; quelle noblesse de sentiments!
– Oh! mon Dieu! voilà donc qu’il se soumet! m’écriai-je avec désespoir.
– Mais que veux-tu que j’y fasse? On me le conseille pour mon bien et puis, j’ai toujours eu le pressentiment que, tôt ou tard, je ne pourrais l’éviter et que je serais contraint à ce mariage. Cela vaut encore mieux que de continuelles disputes et, je te le dirai franchement, mon cher Serge, j’en suis même bien aise. Ma résolution est prise; c’est une affaire entendue et un embarras de moins… et je suis plus tranquille. Vois-tu, quand je suis venu te trouver ici, j’étais tout à fait calme, mais voilà bien ma chance! À cette combinaison, je gagnais que Nastassia restât avec nous; c’est à cette seule condition que j’avais consenti et voici qu’elle veut s’enfuir! Mais cela ne sera pas! – Il frappa du pied et ajouta d’un air résolu: – Écoute, Serge, attends-moi ici; ne t’éloigne pas; je reviens à l’instant.
– Où allez-vous, mon oncle?
– Je vais peut-être la voir, Serge; tout s’arrangera; crois-moi: tout s’expliquera et… et… tu l’épouseras; je t’en donne ma parole.
Il sortit et descendit dans le jardin. De la fenêtre, je le suivis des yeux.
XII LA CATASTROPHE
Je restai seul. Ma situation était intolérable: mon oncle prétendait me marier à toute force avec une femme qui ne voulait pas de moi! Ma tête se perdait dans un tumulte de pensées. Je ne cessais de songer à ce que m’avait dit Mizintchikov. Il fallait à tout prix sauver mon oncle. J’avais même envie d’aller trouver Mizintchikov pour tout lui dire.
Mais où donc était allé mon oncle? Parti dans l’intention de se mettre à la recherche de Nastassia, il s’était dirigé vers le jardin!… L’idée d’un rendez-vous clandestin s’empara de moi, me causant un désagréable serrement de cœur. Je me rappelai l’allusion de Mizintchikov à la possibilité d’une liaison secrète… Mais, après un instant de réflexion, j’écartai cette pensée avec indignation. Mon oncle était incapable d’un mensonge; c’était évident…
Mais mon inquiétude grandissait. Presque inconsciemment, je sortis et me dirigeais vers le fond du jardin en suivant l’allée au bout de laquelle je l’avais vu disparaître. La lune se levait; je connaissais parfaitement le parc et ne craignais pas de m’égarer.
Arrivé à la vieille tonnelle, au bord de l’étang mal soigné et vaseux, dans un endroit fort isolé, je m’arrêtai soudain: un bruit de voix sortait de la tonnelle. Je ne saurais dire l’étrange sentiment de contrariété qui m’envahit. Je ne doutai pas que ces voix ne fussent celles de mon oncle et de Nastassia et je continuai à m’approcher, cherchant à calmer ma conscience par cette constatation que je n’avais pas changé mon pas et que je ne procédais point furtivement.
Tout à coup, je perçus nettement le bruit d’un baiser, puis quelques paroles prononcées avec animation, puis un perçant cri de femme. Une dame en robe blanche s’enfuit de la tonnelle et glissa près de moi comme une hirondelle. Il me sembla même qu’elle cachait sa figure dans ses mains pour ne pas être reconnue. Évidemment j’avais été vu de la tonnelle.
Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je reconnus que le cavalier sorti à la suite de la dame effrayée n’était autre qu’Obnoskine, lequel était parti depuis longtemps déjà, au dire de Mizintchikov. De son côté, il parut fort troublé à ma vue; toute son insolence avait disparue.
– Excusez-moi; mais je ne m’attendais nullement à vous rencontrer, fit-il en bégayant avec un sourire gêné.
– Ni moi non plus, répondis-je d’une voix moqueuse, d’autant plus qu’on vous croyait parti.
– Mais non, Monsieur; j’ai seulement fait un bout de conduite à ma mère. Mais permettez-moi de vous parler comme à l’homme le plus généreux…
– À quel sujet?
– Il est, dans la vie, certaines circonstances où l’homme vraiment généreux est obligé de s’adresser à toute la générosité de sentiment d’un autre homme vraiment généreux… J’espère que vous me comprenez?
– N’espérez pas. Je n’y comprends rien.
– Vous avez vu la dame qui se trouvait avec moi dans cette tonnelle?
– Je l’ai vue, mais je ne l’ai pas reconnue.
– Ah! vous ne l’avez pas reconnue? Bientôt je l’appellerai ma femme.
– Je vous en félicite. Mais en quoi puis-je vous être utile?
– En une seule chose: en me gardant le plus profond secret.
– Je me demandais quelle pouvait bien être cette dame mystérieuse. N’était-ce pas…?
– Vraiment, je ne sais pas… lui répondis-je. J’espère que vous m’excuserez, mais je ne puis vous promettre…
– Non, je vous en prie, a nom du ciel! suppliait Obnoskine. Comprenez ma situation: c’est un secret. Il pourrait vous arriver, à vous aussi, d’être fiancé; alors, de mon côté…
– Chut! Quelqu’un vient!
– Où donc?
– C’est… c’est sûrement Foma Fomitch, chuchota Obnoskine, tremblant de tout son corps, je l’ai reconnu à sa démarche… Mon Dieu! encore des pas de l’autre côté! Entendez-vous?… Adieu; je vous remercie… et je vous supplie…
Obnoskine disparut, et un instant après mon oncle était devant moi.
– Est-ce toi? me cria-t-il tout frémissant? Tout est perdu, Serge; tout est perdu!
– Qu’y a-t-il de perdu, mon oncle?
– Viens! me dit-il, haletant et, me saisissant la main avec force, il m’entraîna à sa suite. Pendant tout le parcours qui nous séparait du pavillon il ne prononça pas une parole et ne me laissa pas non plus parler. Je m’attendais à quelque chose d’extraordinaire, et je ne me trompais pas. À peine fûmes-nous entrés qu’il se trouva mal. Il était pâle comme un mort. Je l’aspergeai d’eau froide en me disant qu’il s’était certainement passé quelque chose d’affreux pour qu’un pareil homme s’évanouit.
– Mon oncle, qu’avez-vous? lui demandai-je.
– Tout est perdu, Serge. Foma vient de me surprendre dans le jardin, avec Nastenka, au moment où je l’embrassais.
– Vous l’embrassiez… au jardin! m’écriai-je en le regardant avec stupeur.
– Au jardin, mon ami. J’ai été entraîné au péché. J’y étais allé pour la rencontrer. Je voulais lui parler, lui faire entendre raison à ton sujet, certainement! Elle m’attendait depuis une heure derrière l’étang, près du banc cassé… Elle y vient souvent, quand elle a besoin de causer avec moi.