Выбрать главу

– Il ne m’a pas encore répondu, mais, ce matin, comme nous allions partir, je l’ai rencontré dans le vestibule, en vêtements de nuit, pantoufles et bonnet, car il ne peut dormir qu’avec un bonnet de coton; il allait vers le jardin. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda même pas. Je le regardai en face, moi, et du haut en bas, mais rien!

– Mon oncle, ne comptez pas sur lui; il ne vous fera que des misères.

– Non, non, mon ami; ne dis pas cela! criait mon oncle avec de grands gestes. J’ai confiance. D’ailleurs, c’est mon dernier espoir. Il saura comprendre; il saura apprécier les circonstances. Il est hargneux, capricieux, je ne dis pas le contraire, mais, quand il s’agira de générosité, il brillera comme un diamant… oui, comme un diamant. Tu en parles comme tu le fais parce que tu ne l’as jamais vu dans ses moments de générosité… Mais, mon Dieu! s’il allait parler de ce qu’il a vu hier, alors, vois-tu, Serge, je ne sais ce qu’il pourrait arriver! À qui se fier, alors? Non, il est incapable d’une pareille lâcheté. Je ne vaux pas la semelle de ses bottes! Ne hoche pas la tête, mon ami, c’est la pure vérité, je ne la vaux pas.

– Yégor Ilitch, votre maman désire vous voir! glapit d’en bas la voix désagréable de la Pérépélitzina. Elle avait certainement eu le temps d’entendre toute notre conversation par la fenêtre. – On vous cherche vainement dans toute la maison.

– Mon Dieu! me voilà en retard. Quel ennui! fit précipitamment mon oncle. De grâce, mon ami, habille-toi. Je n’étais venu que pour te demander de m’y accompagner. J’y vais! j’y vais! Anna Nilovna, j’y vais!

Resté seul, je me rappelai ma rencontre avec Nastenka et je me félicitai de ne pas en avoir parlé à mon oncle; cela n’aurait servi qu’à le troubler davantage. Je prévoyais un orage et n’imaginais point comment mon oncle parviendrait à se tirer d’affaire et à faire sa demande à Nastenka. Je le répète: en dépit de ma foi en sa loyauté, je ne pouvais m’empêcher de douter du succès.

Cependant, il fallait se hâter. Je me considérais comme obligé de l’aider et me mis aussitôt à ma toilette, mais j’avais beau me dépêcher, je ne faisais que perdre du temps. Mizintchikov entra.

– Je viens vous chercher, dit-il; Yégor Ilitch vous demande tout de suite.

– Allons! – J’étais prêt; nous partîmes. Chemin faisant, je lui demandai: – Quoi de neuf?

– Ils sont tous au grand complet chez Foma qui ne boude pas aujourd’hui; mais il semble absorbé et marmotte entre ses dents. Il a même embrassé Ilucha, ce qui a ravi Yégor Ilitch. Préalablement, il avait fait dire par la Pérépélitzina qu’il ne désirait pas qu’on lui souhaita sa fête et n’en avait parlé que pour éprouver votre oncle… La vieille respire des sels, mais elle s’est calmée parce que Foma est calme. On ne parle pas plus de notre aventure de ce matin que s’il n’était rien arrivé; on se tait parce que Foma se tait. De toute la matinée il n’a voulu recevoir qui que ce fût et ne s’est pas dérangé bien que la vieille l’ait fait supplier au nom de tous les saints de venir la voir, parce qu’elle avait à le consulter; elle a même frappé en personne à sa porte, mais il est resté enfermé, répondant qu’il priait pour l’humanité ou quelque chose d’approchant. Il doit mijoter un mauvais coup; cela se voit à sa figure. Mais Yégor Ilitch est incapable de lire sur ce visage et il se félicite de la douceur de Foma Fomitch. C’est un véritable enfant… Ilucha a préparé je ne sais quels vers et on m’envoie vous chercher.

– Et Tatiana Ivanovna?

– Eh bien?

– Est-ce qu’elle est avec eux?

– Non; elle est dans sa chambre, répondit sèchement Mizintchikov. Elle se repose et pleure. Peut-être est-elle honteuse. Je crois que cette… institutrice lui tient compagnie en ce moment… Tiens! Qu’est-ce donc? On dirait qu’il s’amasse un orage. Voyez-moi donc ce ciel!

– En effet, répondis-je, je crois bien que c’est l’orage.

Un nuage montait qui noircissait tout un coin de ciel. Nous étions arrivés à la terrasse.

– Eh bien, que pensez-vous d’Obnoskine, hein? continuai-je, ne pouvant me retenir de questionner Mizintchikov sur cette aventure.

– Ne m’en parlez pas! Ne me parlez plus de ce misérable! cria-t-il en s’arrêtant subitement, rouge de colère. Il frappa du pied. – Imbécile! Imbécile! Gâter une affaire aussi bonne, une pensée si lumineuse! Écoutez: je ne suis qu’un âne de n’avoir pas surveillé ses manigances; je l’avoue franchement et peut-être désiriez-vous cet aveu? Mais, je vous le jure, s’il avait su jouer son jeu, je lui aurais sans doute pardonné. Le sot! le sot! Comment peut-on souffrir des êtres pareils dans une société! Il faudrait les exiler en Sibérie! les mettre aux travaux forcés!… Mais ils n’auront pas le dernier mot! J’ai encore un moyen à ma disposition et nous verrons bien qui l’emportera. J’ai conçu quelque chose de nouveau… Convenez qu’il serait absurde de renoncer à une idée parce qu’un imbécile vous l’a volée et n’a pas su l’employer. Ce serait trop injuste. Et puis cette Tatiana est faite pour se marier; c’est sa destinée et si on ne l’a pas encore enfermée dans une maison de santé, c’est qu’on peut l’épouser. Vous allez connaître mon nouveau projet…

– Oui, mais plus tard! interrompis-je. Nous voici arrivés.

– Bien, bien, plus tard! répondit-il, la bouche tordue par un sourire convulsif. Mais, où allez-vous donc? Je vous dis: tout droit chez Foma Fomitch! Suivez-moi; vous ne connaissez pas encore le chemin. Vous allez en voir une comédie… Ça prend une vraie tournure de comédie…

III LA FÊTE D’ILUCHA

Foma occupait deux grandes et belles pièces, les mieux meublées de la maison. Le grand homme était entouré de confort. La tapisserie fraîche et claire, les rideaux en soie de couleur qui garnissaient les fenêtres, les tapis, la psyché, la cheminée, les meubles élégants et commodes, tout témoignait des soins attentifs que lui prodiguaient les maîtres de la maison. Les fenêtres étaient garnies de fleurs et il y en avait aussi sur des guéridons placés dans les embrasures.

Au milieu du cabinet de travail s’étalait une grande table recouverte de drap rouge, chargée de livres, de manuscrits, au milieu desquels se détachaient un superbe encrier de bronze et un tas de plumes commis aux soins de Vidopliassov, le tout destiné à témoigner de l’importance des travaux intellectuels de Foma Fomitch.

À ce propos, je dirai qu’après huit ans environ, passés dans cette maison, Foma n’avait rien produit qui méritât mention, et plus tard, quand il eût quitté cette terre pour un monde meilleur, nous examinâmes ses manuscrits: le tout ne valait rien.

Nous trouvâmes le commencement d’un roman historique se passant au VII° siècle, à Novgorod, un monstrueux poème en vers blancs: L’Anachorète au cimetière, ramassis de divagations insensées sur la propriété rurale, l’importance du moujik et la façon de le traiter, et enfin une nouvelle mondaine également inachevée: La Comtesse Vlonskaïa. C’était tout et, cependant, Foma Fomitch imposait chaque année à mon oncle une énorme dépense en livres et revues dont beaucoup furent retrouvés intacts. Par la suite, il m’était souvent arrivé de surprendre notre Foma plongé dans la lecture d’un Paul de Kock aussitôt dissimulé…