Il ne reste plus que dix-neuf hommes!
Don Pedro les réunit
Et leur dit: «O mes dix-neuf!
Déployons nos étendards,
Sonnons de nos cors,
Et nous laisserons là Pamba.
Il est vrai que nous n’avons pas pris la place,
Mais nous pouvons jurer
Sur notre conscience et notre honneur,
Que nous n’avons pas
Trahi une seule fois notre vœu,
Depuis neuf ans que nous n’avons
Rien mangé, absolument rien
Que du lait!
– Quel imbécile! Il se console facilement! interrompit encore mon oncle, parce qu’il a bu du lait pendant neuf ans! La belle affaire! Il eût mieux fait de manger un mouton à lui seul et de laisser manger ses hommes! C’est très bien; c’est magnifique! Je comprends; je comprends à présent: c’est une satire ou… comment appelle-t-on ça?… une allégorie, quoi! Ça pourrait bien viser certain guerrier étranger? ajouta-t-il en se tournant vers moi, les sourcils froncés et clignant de l’œil, hein? Qu’en penses-tu? Seulement, c’est une satire inoffensive qui ne peut blesser personne! C’est très beau! très beau! et c’est d’une grande noblesse! Voyons, continue, Ilucha! Ah! les polissonnes! les polissonnes! et il regardait avec attendrissement Sachenka et plus furtivement Nastenka qui souriait en rougissant.
Encouragés par ce discours,
Les dix-neuf Castillans
Vacillant sur leurs selles,
Crièrent d’une voix faible:
«Santo Yago Compostello!
Honneur et gloire à Don Pedro!
Honneur et gloire au Lion de Castille!»
Et le chapelain Diego
Se dit entre ses dents:
«Si c’eût été moi le commandant,
J’aurais fait vœu de ne manger
Que de la viande et de ne boire que du vin».
– Eh bien, qu’est-ce que je disais? s’écria mon oncle, très content. Le seul homme intelligent de toute cette armée n’était autre que le chapelain. Qu’est-ce que cela, Serge? Leur capitaine? quoi?
– Un aumônier, mon oncle, un ecclésiastique!
– Ah! oui, oui! Chapelain! Je sais: je me rappelle! J’ai lu quelque chose là-dessus dans Radcliffe. Il y en a de différents ordres… Des bénédictins, je crois?… Y a-t-il des Bénédictins?
– Mais oui, mon oncle.
– Hem! C’est ce qu’il me semblait. Voyons, Ilucha, continue. Très bien! très bien!
Et, en entendant cela, Don Pedro
Dit avec un rire bruyant,
«Je lui dois bien un mouton,
Car il a trouvé là une bonne plaisanterie.»
– C’était bien le moment de rire! Quel imbécile! Un mouton! S’il y avait là des moutons, pourquoi n’en mangeait-il pas lui-même? Continue, Ilucha. Très bien! C’est magnifique! C’est mordant!
– C’est fini, petit père.
– Ah! c’est fini? Au fait, que restait-il à faire? N’est-ce pas, Serge? Très bien, Ilucha! C’est merveilleusement bien! Embrasse-moi, mon chéri, mon pigeonneau! Mais qui lui a suggéré cette idée? C’est toi, Sacha?
– Non; c’est Nastenka. Nous avions lu ces vers, il y a quelques temps. Alors, elle avait dit: «C’est très amusant; il faut le faire apprendre à Ilucha pour le jour de sa fête; ce qu’on rira!»
– Ah! c’est vous Nastenka? Je vous remercie beaucoup marmotta mon oncle en rougissant comme un enfant. Embrasse-moi encore une fois, Ilucha! Embrasse-moi aussi, polissonne! fit-il en prenant sa fille dans ses bras et en la regardant avec amour. Et il ajouta, comme si, de contentement, il n’eût su quoi dire: – Attends un peu, Sachourka, ta fête va aussi venir bientôt.
Je demandai à Nastenka de qui était cette poésie.
– Ah! oui; de qui est-elle, cette poésie? s’empressa d’insister mon oncle. En tout cas, c’est d’un gaillard intelligent; n’est-ce pas, Foma?
– Hem! grommela Foma, dont un sourire sardonique n’avait pas quitté les lèvres pendant tout le temps de la récitation.
– Je ne me souviens plus, répondit Nastenka en regardant timidement Foma Fomitch.
– Elle est de M. Kouzma Proutkov, petit père; nous l’avons vue dans le Contemporain, dit Sachenka.
– Kouzma Proutkov? Je ne le connais pas, fit mon oncle. Je connais Pouchkine!… Du reste, on voit que c’est un poète de mérite, n’est-ce pas, Serge? Et, par-dessus le marché, on sent qu’il ne nourrit que les plus nobles sentiments. C’est peut-être un militaire. Je l’apprécie hautement. Ce Contemporain est une superbe revue. Je vais m’y abonner si elle a d’aussi bons poètes pour collaborateurs… J’aime les poètes; ce sont de rudes gaillards. Te rappelles-tu, Serge, j’ai vu chez toi, à Pétersbourg, un homme de lettres. Il avait un nez d’une forme très particulière… en vérité… Que dis-tu, Foma?
– Non, rien… rien… fit celui-ci en feignant de contenir son envie de rire. Continuez, Yégor Ilitch, continuez! Je dirai mon mot plus tard… Stépane Alexiévitch écoute également avec le plus grand plaisir votre discours sur les hommes de lettres pétersbourgeois…
Bakhtchéiev, qui se tenait à l’écart, absorbé dans ses pensées, releva vivement la tête en rougissant et s’agita sur son fauteuil.
– Foma, laisse-moi tranquille! dit-il en fixant sur son interlocuteur le regard méchant de ses petits yeux injectés de sang. Qu’ai-je à faire de la littérature? Que Dieu me donne la santé! – conclut-il en grommelant – et que tous ces écrivains… des voltairiens, et rien de plus!
– Les écrivains ne sont que des voltairiens? fit Éjévikine s’approchant aussitôt de M. Bakhtchéiev. Vous dites là une grande vérité. L’autre jour, Valentine Ignatich disait la même chose. Il m’avait aussi qualifié de voltairien; je vous le jure. Et pourtant, j’ai si peu écrit! tout le monde le sait… C’est vous dire que, si un pot de lait tourne, c’est la faute à Voltaire! Il en est toujours ainsi chez nous.
– Mais non! riposta gravement mon oncle, c’est une erreur! Voltaire était un écrivain qui raillait les superstitions d’une façon fort mordante; mais il ne fut jamais voltairien! Ce sont ses ennemis qui l’ont calomnié. Pourquoi vouloir tout faire retomber sur ce malheureux?
Le méchant ricanement de Foma se fit de nouveau entendre. Mon oncle lui jeta un regard inquiet et se troubla visiblement.
– Non, Foma, vois-tu, je parle des journaux, fit-il avec confusion et dans l’espoir de se justifier. Tu avais raison de me dire qu’il fallait s’abonner. Je suis de ton avis. Hum!… les revues propagent l’instruction! On ne serait pour la patrie qu’un bien triste enfant si l’on ne s’abonnait pas. N’est-ce pas, Serge?… Hum!… Oui… Prenons, par exemple, le Contemporain… Mais, tu sais, Sérioja, les plus forts articles scientifiques se publient dans cette grosse revue… comment l’appelles-tu?… avec une couverture jaune…