– Les Mémoires de la Patrie, petit père.
– C’est cela! Et quel beau titre! n’est-ce pas, Serge? C’est pour ainsi dire toute la patrie qui prend des notes!… Quel but sublime! Une revue des plus utiles! Et ce qu’elle est volumineuse! Allez donc éditer un pareil ballot! Et ça vous contient des articles à vous tirer les yeux de l’orbite… L’autre fois j’arrive, je vois un livre. Je le prends, je l’ouvre par curiosité et j’en lis trois pages d’un trait. Mon cher, je restai bouche bée! On parlait de tout là-dedans: du balai, de la bêche, de l’écumoire, de la happe. Pour moi, une happe n’est qu’une happe. Eh bien pas du tout, mon cher. Les savants y voient un emblème, ou une mythologie; est-ce que je sais? quelque chose en tout cas… Voilà! On sait tout à présent!
Je ne sais trop ce qu’allait faire Foma en présence de cette nouvelle sortie de mon oncle, mais, à ce moment précis, Gavrilo apparut et, la tête basse, il s’arrêta au seuil de la porte. Foma lui jeta un regard significatif.
– Tout est-il prêt, Gavrilo? s’enquit-il d’une voix faible, mais résolue.
– Tout est prêt, répondit tristement Gavrilo dans un soupir.
– Tu as mis le petit paquet dans le chariot?
– Je l’y ai mis.
– Alors, je suis prêt! dit Foma.
Il se leva lentement de son fauteuil. Mon oncle le regardait, ébahi. La générale quitta sa place et jeta autour d’elle un coup d’œil circulaire et étonné.
– À présent, colonel, commença Foma avec une extrême dignité, permettez-moi d’implorer de vous l’abandon momentané de ce thème si intéressant des happes littéraires; il vous sera loisible d’en poursuivre le développement sans moi. Mais, vous faisant un éternel adieu, je désirerais vous dire encore quelques mots…
La terreur et l’étonnement s’emparèrent de tous les assistants.
– Foma! Foma! Mais qu’as-tu? Où veux-tu donc t’en aller? s’écria enfin mon oncle.
– Je me prépare à quitter votre maison, colonel! posa Foma d’une voix calme. J’ai décidé d’aller où le vent me poussera et c’est dans ce but que j’ai loué un simple chariot à mes frais. Mon petit baluchon s’y trouve maintenant; il n’est pas gros: quelques livres préférés, de quoi changer deux fois de linge et c’est tout! Je suis pauvre, Yégor Ilitch, mais, pour rien au monde je n’accepterais votre or, comme vous avez pu vous en convaincre hier même!
– Mais, Foma, au nom de Dieu, qu’est-ce que cela signifie? supplia mon oncle, plus blanc qu’un linge.
La générale poussa un cri et, les bras tendus vers Foma Fomitch, le contempla avec désespoir, cependant que la demoiselle Pérépélitzina s’élançait pour la soutenir. Les dames pique-assiettes restèrent clouées sur leurs sièges et M. Bakhtchéiev se leva lourdement.
– Allons, bon! voilà que ça commence! murmura près de moi Mizintchikov.
On entendit à ce moment les lointains roulements du tonnerre; l’orage approchait.
IV L’EXIL
– Il me semble, colonel, que vous me demandez ce que cela veut dire? déclama emphatiquement Foma, certainement ravi de la confusion générale. Votre question m’étonne! Expliquez-moi donc à votre tour comment vous pouvez me regarder en face? Expliquez-moi encore ce problème psychologique du manque de pudeur chez certains hommes et je m’en irai alors, enrichi d’une nouvelle connaissance relative à la corruption du genre humain.
Mais mon oncle était incapable de répondre; anéanti, épouvanté, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, il ne pouvait détourner son regard de celui de Foma.
– Mon Dieu! que d’horreurs! gémit la demoiselle Pérépélitzina.
– Comprenez-vous, colonel, que vous devez me laisser partir sans autres questions? Car vraiment, tout homme et âgé que je sois, je commençais à craindre sérieusement pour ma moralité! Croyez-moi: laissez vos questions; elles ne pourraient avoir d’autres résultats que votre propre honte!
– Foma! Foma!… s’écria mon oncle, et des gouttes de sueur perlèrent sur son front.
– Permettez-moi donc, sans plus d’explications, de vous dire quelques mots d’adieu et de vous donner quelques derniers conseils. Ce seront mes ultimes paroles dans votre maison, Yégor Ilitch. Le fait est consommé et il est impossible de le réparer. J’espère que vous savez à quel fait je fais en ce moment allusion. Mais, je vous en supplie à deux genoux, si la dernière étincelle de moralité n’est pas encore éteinte au fond de votre cœur, réprimez l’élan de vos passions! Si ce feu perfide n’a pas encore embrasé tout l’édifice, éteignez l’incendie!
– Foma, je t’assure que tu te trompes! protesta mon oncle, se reprenant peu à peu et pressentant avec terreur le dénouement.
– Maîtrisez vos passions! poursuivit Foma avec la même pompe, comme si mon oncle n’eût rien dit. Luttez contre vous-même: «Si tu veux vaincre le monde, commence par te vaincre toi-même!» Tel est mon principe. Propriétaire foncier, vous devez briller comme un diamant sur vos domaines; et quel abominable exemple ne donnez-vous pas à vos subordonnés! Pendant des nuits entières, je priais pour vous, m’efforçant de découvrir votre bonheur. Je n’ai pu le trouver, car le bonheur n’est que dans la vertu…
– Mais c’est impossible, Foma! interrompit encore mon oncle. Tu te méprends; tu parles hors de propos…
– Rappelez-vous donc que vous êtes un seigneur, continua Foma sans prêter plus d’attention que devant aux paroles de mon oncle. Ne croyez pas que la paresse et la volupté soient les seuls buts du propriétaire terrien. C’est là une idée néfaste. Ce n’est pas à l’incurie qu’il se doit, mais au souci, au souci devant Dieu, devant le tsar et devant la patrie! Un seigneur doit travailler, travailler comme le dernier de ses paysans!
– Bon! vais-je donc labourer aux lieu et place de mes paysans! grommela Bakhtchéiev. Et cependant, je suis un seigneur…
– Je m’adresse à vous, maintenant, fit-il en se tournant vers Gavrilo et Falaléi qui venaient d’apparaître près de la porte. Aimez vos maîtres et obéissez-leur avec douceur et empressement; ils vous aimeront en retour… Et vous, colonel, soyez bon et compatissant pour eux. Ce sont aussi des êtres humains créés à l’image de Dieu, des enfants qui vous sont confiés par le tsar et par la patrie. Plus le devoir est grand, plus est grand le mérite!
– Foma Fomitch! mon ami, que veux-tu donc faire? cria la générale avec désespoir. Elle était prête à tomber en pamoison, tant son appréhension était violente.
– Je crois qu’en voilà assez? conclut Foma sans daigner remarquer la générale. Maintenant, passons aux détails; ce sont de petites choses, mais indispensables, Yégor Ilitch. Le foin de la prairie de Khariline n’est pas encore fauché. Ne vous laissez pas mettre en retard; faites-le couper et le plus tôt sera le mieux; c’est là mon premier conseil.
– Mais, Foma…
– Vous projetez d’abattre une partie de la forêt de Zyrianovski, je le sais. Abstenez-vous en; c’est mon deuxième conseil. Conservez les forêts; elles gardent la terre humide… Il est bien dommage que vous ayez fait aussi tard les semences de printemps, beaucoup trop tard!