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Mon oncle se mettait par instant à genoux devant sa mère pour lui baiser les mains, puis il se précipitait pour m’embrasser, puis Bakhtchéiev, Mizintchikov, Éjévikine. Il faillit étouffer Ilucha dans ses bras. Sacha embrassait Nastenka et Prascovia Ilinitchna versait un déluge de larmes, ce qu’ayant remarqué, M. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et lui baisa la main. Pénétré d’attendrissement le vieil Éjévikine pleurait dans un coin en s’essuyant les yeux d’un mouchoir malpropre. Dans un autre coin, Gavrilo pleurnichait aussi en dévorant Foma d’un regard admiratif, tandis que Falaléi sanglotait à haute voix et, s’approchant de chacun des assistants, lui baisait dévotement la main. Tous étaient accablés sous le poids d’une ivresse sentimentale. On se disait que le fait était accompli et irrévocable et que tout cela était l’ouvrage de Foma Fomitch.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que l’on vit apparaître Tatiana Ivanovna. Quel instinct, quel flair l’avertit aussi rapidement, au fond de sa chambre, de ces événements d’amour et de mariage? Elle entra, légère, le visage rayonnant et les yeux mouillés de larmes joyeuses, vêtue d’une ravissante toilette (elle avait eu le temps d’en changer!) et se précipita pour embrasser Nastenka.

– Nastenka! Nastenka! Tu l’aimais et je ne le savais pas! Mon Dieu! ils s’aimaient, ils souffraient en silence, en secret! On les persécutait! Quel roman! Nastia, mon ange, dis-moi toute la vérité, aimes-tu vraiment ce fou?

Pour toute réponse Nastia l’embrassa.

– Dieu! quel charmant roman! et Tatiana battit des mains. Écoute, Nastia, mon ange, tous les hommes, sans exception, sont des ingrats, des méchants qui ne valent pas notre amour. Mais peut-être celui-ci est-il meilleur que les autres. Approche-toi, mon fou! s’écria-t-elle en s’adressant à mon oncle. Tu es donc vraiment amoureux? Tu es donc capable d’aimer? Regarde-moi, je veux voir tes yeux, savoir s’ils sont menteurs? Non, non! ils ne mentent pas, ils reflètent bien l’amour! Oh! que je suis heureuse! Nastenka, mon amie, tu n’es pas riche, je veux te donner trente mille roubles! Accepte-les, pour l’amour de Dieu! Je n’en ai pas besoin, tu sais, il m’en reste encore beaucoup. Non, non, non! – cria-t-elle avec de grands gestes en voyant Nastia prête à refuser. – Taisez-vous aussi, Yégor Ilitch, cela ne vous regarde pas. Non, Nastia, je veux te faire ce cadeau, il y a longtemps que j’avais l’intention de te donner cette somme, mais j’attendais ton premier amour… Je me mirerai dans votre bonheur. Tu me feras beaucoup de chagrin si tu n’acceptes pas, je vais pleurer. Nastia! Non, non et non!

Tatiana était dans un tel ravissement qu’il eût été cruel de la contrarier, en ce moment du moins. On remit donc l’affaire à plus tard. Elle se précipita pour embrasser la générale, la Pérépélitzina, tout le monde. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et lui baisa la main.

– Ma petite mère! ma tourterelle! Pardonne à un vieil imbécile, je n’avais pas compris ton cœur d’or!

– Quel fou! Je te connais depuis longtemps, moi! fit Tatiana pleine d’enjouement. Elle lui donna de son gant une tape sur le nez et passa, plus légère qu’un zéphyr, en le frôlant de sa robe luxueuse, pendant que le gros homme faisait place avec déférence.

– Quelle digne demoiselle! fit-il attendri. Puis, me regardant joyeusement dans le blanc des yeux, il me chuchota en confidence: – On a pu recoller le nez de l’Allemand!

– Quel nez? quel Allemand? demandai-je? demandai-je étonné.

– Mais le nez de l’Allemand que j’avais fait venir de la capitale… qui baise la main de son Allemande pendant qu’elle essuie une larme avec son mouchoir. Evdokime l’a raccommodé hier; je l’ai fait prendre par un courrier. On va l’apporter tout à l’heure… un jouet superbe!

– Foma! criait mon oncle au comble de la joie, tu es l’auteur de mon bonheur! Comment pourrai-je jamais te revaloir cela?

– Ne vous préoccupez pas de cela, colonel! répondit Foma d’un air sombre; continuez à ne faire aucune attention à moi et soyez heureux sans Foma.

Il était évidemment fort froissé de ce qu’au milieu de la joie générale on semblât l’avoir oublié.

– C’est que nous sommes en extase, Foma! cria mon oncle. Je ne sais plus où je me trouve! Écoute, Foma, je t’ai fait de la peine. Toute ma vie, tout mon sang ne suffiront pas à racheter cela; aussi, je me tais et je ne cherche même pas à m’excuser. Mais, si jamais tu as besoin de ma tête, s’il te faut ma vie, s’il est nécessaire que je me précipite dans un gouffre béant, ordonne seulement, et tu verras! Je ne t’en dis pas plus, Foma!

Et mon oncle fit un geste exprimant l’impossibilité où il était de découvrir une expression plus énergique de sa pensée; pour le surplus, il se contenta d’attacher sur Foma des yeux brillants de larmes reconnaissantes.

– Voilà l’ange qu’il est! piaula la Pérépélitzina comme un cantique de louanges à Foma.

– Oui, oui! fit à son tour Sachenka. Je ne me doutais pas que vous fussiez aussi brave homme, Foma Fomitch, et soyez sûr que, désormais, je vous aimerai de tout mon cœur. Vous ne pouvez vous imaginer à quel point je vous estime!

– Oui, Foma! fit Bakhtchéiev, daigne aussi me pardonner. Je ne te connaissais pas! je ne te connaissais pas! Toute ma maison est à ton service! Ce qui serait tout à fait bien, c’est que tu viennes me voir après-demain, avec la mère générale et les fiancés… et toute la famille. Je vous ferai servir un de ces dîners! Je ne veux pas me vanter, mais je crois que je vous offrirai quelque chose! Je vous en donne ma parole!

Au milieu de ces actions de grâces, Nastenka s’approcha de Foma Fomitch et, sans plus de paroles, l’embrassa de toutes ses forces.

– Foma Fomitch, dit-elle, vous êtes notre bienfaiteur; vous nous avez rendus si heureux que je ne sais comment nous pourrons jamais le reconnaître; ce que je sais, c’est que je serai pour vous la plus tendre, la plus respectueuse des sœurs…

Elle ne put aller plus loin; les sanglots étranglèrent sa voix. Foma la baisa sur le front. Il avait aussi les larmes aux yeux.

– Enfants de mon cœur, s’écria-t-il, vivez, épanouissez-vous et, aux moments de bonheur, souvenez-vous du pauvre exilé! À mon sujet, laissez-moi vous dire que l’adversité est peut-être la mère de la vertu. C’est Gogol qui l’a dit, je crois. Cet écrivain n’était pas fort sérieux, mais, parfois, on rencontre en son œuvre des idées fécondes. Or l’exil est un malheur! Désormais, je serai le pèlerin parcourant la terre appuyé sur son bâton et, qui sait? il se peut qu’après tant de souffrances, je devienne encore plus vertueux! et cette pensée sera mon unique consolation.

– Mais… où vas-tu donc, Foma? s’écria mon oncle effrayé.

Tous les assistants tressaillirent et se précipitèrent vers Foma.

– Mais, puis-je rester dans votre maison après la façon dont vous m’avez traité, colonel? interrogea Foma avec la plus extraordinaire dignité.

On ne le laissa point parler. Les cris de tous couvrirent sa voix. On l’avait mis dans le fauteuil et on le suppliait; et l’on pleurait; je ne sais ce qu’on n’eût pas fait. Il n’est pas douteux qu’il ne songeait nullement à quitter cette maison, pas plus qu’il n’y avait songé la veille, ni quand il bêchait le potager. Il savait que, désormais, on le retiendrait dévotement, qu’on s’accrocherait à lui, maintenant surtout qu’il avait fait le bonheur général, que son culte était restauré, que chacun était prêt à le porter sur son dos et s’en fût trouvé fort honoré. Peut-être un assez piteux retour ne laissait-il pas de blesser son orgueil et exigeait-il quelques exploits héroïques. Mais, avant tout, l’occasion de poser était exceptionnelle, l’occasion de dire de si belles choses et de s’étendre, et de faire son propre éloge! Comment résister à pareille tentation?