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– Mais il serait fort inutile de monter sur le bûcher, Foma Fomitch, raillait Éjévikine. Quelle utilité? D’abord, ça fait souffrir, et puis on serait brûlé; que resterait-il?

– Ce qu’il resterait? Des cendres sacrées! Mais, comment peux-tu me comprendre? Comment peux-tu m’apprécier? Pour vous, il n’est pas de grands hommes hors certains Césars et autres Alexandres de Macédoine. Qu’ont-ils fait, tes Césars? Qui ont-ils rendu heureux? Qu’a-t-il fait, ton fameux Alexandre de Macédoine! Il a conquis toute la terre? Bon! donne-moi une armée comme la sienne et j’en ferai autant, et toi aussi, et lui aussi… Mais il a assassiné le vertueux Clitus, tandis que moi, je ne l’ai pas assassiné… Quel voyou! quelle canaille! Il n’a guère mérité que les verges et non la gloire que dispense l’histoire universelle… Je n’en dirai pas moins de César!

– Épargnez au moins César, Foma Fomitch!

– Certes non! je n’épargnerai pas cet imbécile! criait Foma.

– Tu as raison, ne les épargne pas! appuyait ardemment Stépane Alexiévitch, fanatisé par des libations trop abondantes; il ne faut pas les rater! Tous ce gens-là ne sont que des sauteurs qui ne pensent qu’à tourner à cloche-pied! Tas de mangeurs de saucisses! Il y en a un qui voulait fonder une bourse! Qu’est-ce que ça signifie? Le diable le sait. Mais je parie que c’est encore quelque cochonnerie! Et l’autre qui vient tituber dans une société choisie et y réclamer du rhum! Je dis ceci: pourquoi ne pas boire? Le tout est de savoir s’arrêter à temps… À quoi bon les épargner? Ce sont tous des canailles! Toi seul, Foma, es un savant!

Quand Bakhtchéiev se donnait à quelqu’un, il se donnait tout entier, sans restrictions, sans arrière-pensée.

Je trouvai mon oncle au fond du parc, au bord de l’étang, dans l’endroit le plus isolé. Il était en compagnie de Nastenka. À ma vue elle s’enfuit dans les taillis comme une coupable. Tout rayonnant, mon oncle vint à ma rencontre; ses yeux brillaient de larmes joyeuses. Il me prit les deux mains et les pressa avec force.

– Mon ami, dit-il, je ne puis encore croire à mon bonheur… et Nastia est comme moi. Nous restons stupéfaits et nous louons le Très-Haut. Nous pleurions tout à l’heure. Me croiras-tu si je te dis que je ne puis encore revenir à moi? je suis tout troublé: je crois et je ne crois pas. Pourquoi m’arrive-t-il un tel bonheur? Qu’ai-je fait pour le mériter?

– Si quelqu’un l’a mérité, mon bon oncle, lui dis-je avec chaleur, c’est bien vous. Vous êtes l’homme le plus honnête, le plus noble, le meilleur que j’aie jamais vu.

– Non, Sérioja, non; c’est trop, – fit-il avec une sorte de regret – le malheur est justement que nous ne sommes bons (c’est-à-dire, je ne parle que de moi!) que dans le bonheur en dehors duquel nous ne voulons rien entendre. Nous en causions avec Nastia, il n’y a qu’un instant. Ainsi, Foma avait beau étinceler devant mes yeux, le croirais-tu? jusqu’à ce jour, je n’avais qu’une faible confiance en sa perfection, malgré que je cherchasse à m’en persuader. Hier même, je ne croyais pas en lui quand il refusait cette grosse somme. Je le dis à ma grande honte et mon cœur tremble encore au souvenir de ce qui s’est passé. Mais je ne me contenais plus!…

– Il me semble, mon oncle, que votre conduite était toute naturelle!

D’un geste, mon oncle m’imposa silence.

– Non, non, mon cher, ne dis rien! Tout cela ne provient que de ma nature vicieuse, de ce que je suis un ténébreux égoïste et que je lâche la bride à mes passions. D’ailleurs, Foma le dit aussi. (Qu’aurais-je pu répondre à cela!) Tu ne peux t’imaginer, Sérioja, combien de fois je fus grincheux, impitoyable, injuste, arrogant, et non pas seulement avec Foma. Tout cela m’est revenu en tête et j’ai honte de n’avoir rien fait jusqu’ici qui me rende digne d’un pareil bonheur. Nastia le disait aussi tout à l’heure, mais, en vérité, je vois pas les péchés qu’elle peut bien avoir commis, car c’est un ange. Elle vient de me dire que nous sommes de grands débiteurs devant Dieu, qu’il nous faut tâcher de devenir meilleurs, de faire beaucoup de bien. Si tu avais entendu avec quelle chaleur, en quels termes elle disait tout cela. Mon Dieu! Quelle délicieuse jeune fille!

Il s’arrêta un instant sous le coup de l’émotion. Puis il reprit:

– Nous avons décidé d’être aux petits soins pour Foma, pour ma mère et pour Tatiana Ivanovna. Quelle noble créature aussi que celle-là! Oh! je suis coupable envers tous; je suis coupable envers toi!… Malheur à celui qui oserait faire du tort à Tatiana Ivanovna… oh! alors!… Bon! Mais il faudrait aussi faire quelque chose pour Mizintchikov.

– Mon oncle, j’ai changé d’opinion sur le compte de Tatiana Ivanovna. Il est impossible de ne pas l’estimer et de ne pas compatir à ses agitations.

– Précisément! précisément! reprit mon oncle avec chaleur, on ne peut pas ne pas l’estimer… Un autre exemple de ce cas est Korovkine. Bien sûr que tu te moques de lui? – et il me regarda timidement. – Tout le monde rit de lui et je sais bien que son attitude n’était guère pardonnable… C’est peut-être un des meilleurs hommes qui existent, mais… la destinée… les malheurs… Tu ne me crois pas et, pourtant, il en peut être ainsi.

– Mais, mon oncle, pourquoi ne vous croirais-je pas?

Et je me mis à proclamer fougueusement que, les plus nobles sentiments humains peuvent se conserver en tout être déchu, que la profondeur de notre âme est insondable et que l’on n’a pas le droit de mépriser ceux qui sont tombés. Au contraire, il faut les rechercher pour les relever; la mesure admise du bien et de la morale n’est pas équitable… etc., etc.; en un mot, je m’enflammai jusqu’à lui parler de l’école réaliste et j’en vins à déclamer la célèbre poésie:

Quand, des ténèbres du péché…

Mon oncle fut transporté, ravi.

– Mon ami, mon ami! – s’écria-t-il avec émotion – tu me comprends admirablement et tu m’as dit tout ce que j’aurais voulu dire, mais mieux que je ne l’eusse fait. Oui! oui! Dieu! pourquoi l’homme est-il méchant? Pourquoi suis-je si souvent méchant quand il est si beau, si bien d’être bon? Nastia le disait aussi… Mais regarde, quel coin charmant, ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard enchanté. Quelle nature! Cet arbre, c’est à peine si un homme pourrait l’entourer de ses bras. Quelle sève! quel feuillage! Quel beau soleil! Comme tout est devenu frais et riant après l’orage!… Quand je pense qu’il se peut que les arbres aient une conscience, qu’ils sentent et qu’ils jouissent de l’existence… Ne le crois-tu pas? Qu’en penses-tu?

– Cela se peut fort bien, mon oncle. Mais ils sentiraient à leur manière, naturellement.

– Bien sûr! Oh! l’admirable, l’admirable Créateur!… Tu dois bien te rappeler ce jardin, Sérioja, où tu courais, où tu jouais, étant petit. Je me souviens du temps où tu étais petit. – (Il me regarda avec amour, avec bonheur) – On te défendait seulement de t’approcher par trop de l’étang. As-tu oublié que la défunte Katia t’appela un soir et qu’elle te caressait… Tu avais couru toute la journée et tu étais tout rose avec tes cheveux blonds et bouclés… Elle joua avec tes boucles et me dit: «Nous avons bien fait de prendre chez nous cet orphelin». T’en souviens-tu?

– À peine, mon oncle.

– C’était vers le soir; le soleil vous baignait tous deux, et moi, dans un coin, je fumais ma pipe en vous regardant… Je visite sa tombe chaque mois (et sa voix se fit plus basse et tremblante de sanglots refoulés). J’en ai parlé à Nastia qui m’a répondu que nous irions tous les deux.