Voyant Tina prendre une profonde inspiration, il lui saisit l’épaule.
« Crie pas, fillette. Si t’ouvres la bouche, je te l’arrache d’une baffe.
— S’il vous plaît, ne me faites pas de mal, chuchote Tina. Je ferai tout ce que vous voudrez. »
Morris hoche la tête, satisfait. S’il a jamais entendu une réponse sensée, c’est bien celle-là.
« Tu vois cette fenêtre du sous-sol ? Celle qu’est ouverte ? Mets-toi à plat ventre, tu vas entrer par là. »
Tina s’accroupit et scrute les ombres. Puis elle tourne vers lui son visage enflé et ensanglanté.
« C’est trop haut ! Je vais tomber ! »
Exaspéré, Morris lui décoche un coup de pied dans l’épaule. Elle pousse un cri. Il se penche et applique le canon de l’automatique contre sa tempe.
« T’as dit que tu ferais tout ce que je voudrais, et c’est ça que je veux. Tu passes par cette fenêtre tout de suite ou j’enfonce une balle dans ta minuscule cervelle de morveuse. »
Morris se demande s’il a vraiment l’intention de le faire. Il décide que oui. Les petites filles aussi, c’est que des conneries.
En larmes, Tina se faufile par la fenêtre ouverte. Elle hésite, moitié dedans, moitié dehors, implorant Morris du regard. Il fait mine de vouloir lui donner de l’élan d’un coup de pied au visage. Elle se laisser tomber et hurle, malgré l’interdiction de Morris.
« Aïe ! Ma cheville ! Je me suis cassé la cheville ! »
Morris se fout royalement de sa cheville. Il jette un regard circulaire pour s’assurer qu’il n’est toujours pas observé puis se glisse par la fenêtre du sous-sol du Centre Aéré de Birch Street où il atterrit sur le carton fermé qu’il a utilisé la dernière fois comme marchepied. La sœur du voleur a dû mal atterrir sur le carton et rouler par terre. Son pied est de traviole et il commence déjà à enfler. Pour Morris Bellamy, ça aussi c’est que des conneries.
47
M. Hodges a mille questions à poser mais Pete n’a le temps de répondre à aucune. Il coupe la communication et s’élance au pas de course dans Sycamore Street en direction de chez lui. Il a décidé qu’aller récupérer le chariot de Tina lui prendrait trop de temps : il trouvera un autre moyen de transporter les carnets quand il arrivera au Centre Aéré. Tout ce dont il a réellement besoin, c’est de la clé du bâtiment.
Il se précipite dans le bureau de son père pour la récupérer et s’arrête net. Sa mère est couchée par terre à côté de la table de travail, ses yeux bleus luisent au milieu d’un masque de sang. Il y a aussi du sang sur l’ordinateur de son père et sur le devant de sa robe, le fauteuil de bureau et la fenêtre derrière elle sont aussi tout éclaboussés. De la musique tintinnabule dans les haut-parleurs de l’ordinateur et, même dans sa détresse, Peter reconnaît la mélodie. Maman jouait au solitaire. Elle faisait de mal à personne, elle jouait juste au solitaire en attendant que son fils rentre à la maison.
« Maman ! »
Il court vers elle en pleurant.
« Ma tête, dit-elle. Regarde ma tête. »
Il se penche, écarte délicatement des mèches de cheveux sanglantes et voit un sillon courir de sa tempe vers l’arrière de sa tête. À un endroit, presque au milieu du sillon, il aperçoit une zone trouble blanc-gris. C’est son crâne, pense-t-il. C’est vilain, mais au moins c’est pas son cerveau, non, mon Dieu, faites que ça soit pas son cerveau, le cerveau c’est mou, ça sortirait. Non, c’est juste son crâne.
« Un homme est arrivé, dit-elle, parlant avec grand effort. Il… a emmené… Tina. Je l’ai entendue crier. Il faut que tu… oh, Seigneur Jésus, ma tête résonne comme une enclume. »
Pete hésite, le temps d’une interminable seconde, balançant entre son besoin de porter secours à sa mère et son besoin de protéger sa sœur, de la ramener à la maison. Si seulement ça pouvait être un cauchemar, pense-t-il. Si seulement je pouvais me réveiller.
Maman d’abord. Maman tout de suite.
Il attrape le téléphone sur le bureau de son père.
« Chut, maman. Ne parle plus, et ne bouge pas. »
Elle ferme les yeux avec lassitude.
« Il venait pour l’argent ? Il venait pour l’argent que tu as trouvé ?
— Non, répond Pete. Pour ce qui était avec l’argent. »
Et il enfonce les touches des trois chiffres qu’il a appris à l’école primaire.
« Neuf cent onze j’écoute, répond une femme. Quelle est votre urgence ?
— Ma mère a reçu une balle, dit Pete. Vingt-trois Sycamore Street. Envoyez une ambulance. Tout de suite. Elle saigne à mort.
— Donnez-moi votre nom, s’il… »
Pete raccroche.
« Il faut que j’y aille, maman. Il faut que j’aille chercher Tina.
— Fais attention… à toi… »
Elle a la voix pâteuse maintenant. Ses yeux sont toujours fermés et il remarque avec horreur qu’elle a même du sang dans les cils. C’est sa faute, tout ça c’est de sa faute.
« Et… à Tina… »
Elle se tait mais elle respire. Oh, mon Dieu, faites qu’elle continue à respirer.
Pete attrape la clé du Centre Aéré de Birch Street sur le tableau de son père.
« Ça va aller, maman. L’ambulance va arriver. Des amis aussi. »
Il commence à se diriger vers la porte, puis une idée lui vient et il se retourne.
« Maman ?
— Qu-oi…
— Est-ce que papa fume toujours ? »
Sans ouvrir les yeux, elle dit :
« Il croit… que je le sais… pas. »
À toute vitesse — il faut qu’il soit parti avant que Hodges arrive et essaie de l’empêcher de faire ce qu’il doit faire — Pete se met à fouiller les tiroirs du bureau de son père.
Au cas où, se dit-il.
Juste au cas où.
48
Le portail de derrière est entrouvert. Pete ne le remarque pas. Il dévale le sentier. À l’approche du ruisseau, il dépasse un lambeau de mousseline jaune accroché à une branche qui dépasse sur le chemin. Quand il atteint le ruisseau, il se retourne, presque sans s’en rendre compte, pour regarder l’endroit où la malle est enterrée. La malle qui a causé toute cette horreur.
Au niveau des pierres du gué, Pete s’arrête soudain. Ses yeux s’écarquillent. Ses jambes, soudain en coton, se dérobent. Il se laisse choir durement sur le sol, les yeux fixés sur le courant peu profond et écumeux qu’il a traversé tant de fois, souvent avec sa petite sœur babillant sur tel ou tel sujet qui l’intéressait à ce moment-là. Mme Beasley ou Bob l’Éponge. Sa copine Ellen ou son casse-croûte préféré pour l’école.
Ses vêtements préférés.
Comme la tunique en mousseline jaune aux manches bouffantes, par exemple. Maman lui dit toujours qu’elle ne devrait pas la porter aussi souvent parce qu’il faut la faire nettoyer à sec. Est-ce que Teenie la portait, ce matin, en partant pour l’école ? Ça lui paraît dater d’il y a un siècle, mais il pense…
Il pense que oui.
Je l’emmène dans un endroit sûr, a dit Lèvres Rouges. Un endroit où on pourra se rencontrer, quand tu auras les carnets.
Est-ce possible ?
Bien sûr que oui. Si Lèvres Rouges a grandi dans la maison de Pete, il a dû passer du temps au Centre Aéré. Tous les enfants de ce quartier y ont passé du temps avant qu’il ferme. Et il devait connaître ce sentier puisque la malle était enterrée à moins de vingt pas du passage à gué.