Pete s’assoit sur les marches pour retirer ses chaussures (faudrait pas que le bruit de ses pas résonne à travers le plafond) et il pense encore : C’est moi qui l’ai mise dans ce merdier, c’est mon boulot de l’en sortir. Et le boulot de personne d’autre.
Il appelle le portable de sa sœur. D’en dessous lui parvient, étouffée mais bien reconnaissable, la sonnerie des Snow Patrol de Tina.
Lèvres Rouges répond aussitôt :
« Salut, Peter. » Il paraît plus calme maintenant. Maître de lui. Ce qui pourrait être bon ou mauvais pour son plan. Pete ne sait pas trop quoi en penser. « T’as les carnets ?
— Oui. Ma sœur va bien ?
— Elle va très bien. Où es-tu ?
— C’est plutôt marrant », dit Pete. Et quand on y pense, c’est vraiment marrant. « Jimmy Gold trouverait ça super marrant, je parie.
— Je suis pas d’humeur pour les énigmes fantaisistes. Faisons ce qu’on a à faire et séparons-nous, tu veux bien ? Où es-tu ?
— Le Samedi Cinéma Palace, ça vous dit quelque chose ?
— Qu’est-ce que tu… » Lèvres Rouges s’interrompt. Réfléchit. « Tu parles de la Salle Communautaire où ils nous passaient tous ces navets… » Il s’interrompt encore, pigeant. « T’es ici ?
— Oui. Et vous êtes au sous-sol. J’ai vu votre voiture dehors. Et vous étiez à deux étages des carnets tout du long. » Même plus près que ça, pense Pete. « Montez les chercher. »
Il coupe la communication avant que Lèvres Rouges essaie d’imposer des conditions plus à sa convenance. Pete court à la cuisine sur la pointe des pieds, ses chaussures à la main. Il doit être hors de vue avant que Lèvres Rouges ait monté l’escalier du sous-sol. S’il y arrive, tout peut bien se passer. S’il y arrive pas, lui et sa sœur mourront probablement ici ensemble.
D’en bas, plus fort que la sonnerie de son portable — beaucoup plus fort — il entend Tina pousser un cri de douleur.
Toujours en vie, pense Pete, et puis : Ce salaud lui a fait mal. Sauf que non, c’est pas ça la vérité.
C’est moi qui lui ai fait mal. Tout ça c’est ma faute. La mienne, la mienne, la mienne.
51
Morris, assis sur un carton marqué USTENSILES CUISINE, referme le portable de Tina et ne fait d’abord rien d’autre que le regarder. Une seule question se pose, vraiment. Une seule exige une réponse. Le gosse dit-il la vérité ou ment-il ?
Morris pense qu’il dit la vérité. Ils ont tous les deux grandi dans Sycamore Street et ils ont tous les deux assisté aux séances de cinéma du samedi à l’étage, assis sur des chaises pliantes, en mangeant du pop-corn vendu par la troupe locale des filles scouts. Il est logique de penser que tous les deux aient choisi pour cachette ce bâtiment désaffecté tout proche à la fois de la maison qu’ils ont en commun et de la malle enterrée. Ce qui emporte la conviction de Morris, c’est la pancarte qu’il a vue sur la pelouse devant le Centre Aéré lors de sa première tournée de reconnaissance : APPELEZ THOMAS SAUBERS IMMOBILIER. Si le père de Peter est l’agent chargé de la vente, le gosse pourrait facilement lui avoir fauché la clé.
Il attrape Tina par le bras et la traîne jusqu’à la chaudière, énorme relique poussiéreuse tapie dans le coin. La petite lâche un autre de ces glapissements énervants quand elle essaye de s’appuyer sur sa cheville enflée et que celle-ci se dérobe sous elle. Il la gifle à nouveau.
« Ferme-la, dit-il. Arrête de faire ta salope pleurnicharde. »
Le câble d’ordinateur n’est pas assez long pour l’attacher là mais il y a une lampe baladeuse suspendue au mur avec plusieurs mètres de câble orange enroulés autour. Morris n’a pas besoin de la lampe mais le cordon électrique est un don du ciel. Il pensait qu’il pourrait pas être plus furax contre le voleur, mais il se trompait. Jimmy Gold trouverait ça super marrant, je parie, qu’il avait dit, et de quel droit il se permettait de faire référence à l’œuvre de John Rothstein ? L’œuvre de Rothstein est à lui. À lui.
« Tourne-toi. »
Tina ne bouge pas assez vite au goût de Morris, toujours fou de colère contre son frère. Il l’attrape aux épaules et la fait pivoter. Tina ne crie pas cette fois, mais un grognement s’échappe de ses lèvres étroitement serrées. Sa tunique jaune adorée est maintenant toute tachée de poussière et de saleté.
Morris noue le câble électrique orange au cordon d’ordinateur qui lui entrave les poignets puis lance la baladeuse par-dessus l’un des tuyaux de la chaudière. Il tire d’un coup sec sur le câble, arrachant un autre grognement à la fillette dont les mains attachées remontent brutalement presque au niveau de ses omoplates.
Morris fixe le nouveau câble à l’aide d’un double nœud en pensant : Ils étaient là tout le temps et il trouve ça marrant ? S’il veut se marrer, je vais lui donner de quoi se marrer, il pourra crever en se marrant.
Il se penche, mains en appui sur les genoux, pour regarder la sœur du voleur les yeux dans les yeux.
« Je monte à l’étage récupérer ce qui m’appartient, fillette. Et aussi liquider ton emmerdeur de frère. Puis je reviens te liquider, toi. » Il pique une bise sur le bout de son nez. « Ta vie est terminée. Je veux que tu réfléchisses à ça pendant mon absence. »
Il file au trot vers l’escalier.
52
Pete est dans la réserve. La porte est seulement entrebâillée mais c’est suffisant pour voir Lèvres Rouges passer en se hâtant, le petit revolver noir et rouge dans une main, le portable de Tina dans l’autre. Pete écoute l’écho de ses pas tandis qu’il traverse les pièces vides du rez-de-chaussée, et dès qu’il entend le ploum-ploum-ploum des pieds gravissant l’escalier pour rejoindre ce qu’ils appelaient naguère le Samedi Cinéma Palace, il se précipite vers l’escalier du sous-sol. Il abandonne ses chaussures en chemin. Il veut avoir les mains libres. Il veut aussi que Lèvres Rouges sache exactement où il est allé. Peut-être que ça le ralentira un peu.
Tina écarquille les yeux en le voyant.
« Pete ! Aide-moi à sortir d’ici ! »
Il la rejoint et examine l’enchevêtrement de nœuds — cordon blanc, câble orange — qui retient ses mains derrière son dos et à la chaudière. Les nœuds sont serrés et il sent le désespoir l’envahir en les regardant. Il desserre l’un des nœuds orange, permettant ainsi aux mains de Tina de descendre un peu et de soulager la tension sur ses épaules. Alors qu’il s’attaque au deuxième, son portable vibre. Le Loup n’a rien trouvé à l’étage et il le rappelle. Au lieu de répondre, Pete court au carton placé en dessous de la fenêtre. Son écriture est visible sur le côté : USTENSILES CUISINE. Il distingue des empreintes de chaussures sur le dessus et il sait qui les a laissées.
« Qu’est-ce que tu fais ? demande Tina. Détache-moi ! »
Mais la libérer n’est qu’une partie du problème. Le reste, c’est la faire sortir d’ici, et Pete ne pense pas avoir suffisamment de temps pour les deux avant que Lèvres Rouges revienne. Il a vu la cheville de sa sœur, tellement enflée maintenant qu’elle ne ressemble plus du tout à une cheville.