« Je saurai quoi faire le moment venu, dit Pete. À la seconde où la flamme commencera à baisser et virera au bleu, je le lâcherai. Et là, vouff !
— Tu le feras pas. »
La lèvre supérieure du Loup se soulève, découvrant ses dents jaunes. Ses crocs.
« Pourquoi non ? C’est que des mots. Comparés à la vie de ma sœur, c’est que des conneries.
— Ah oui ? » Lèvres Rouges oriente le revolver sur Tina. « Alors éteins ton briquet ou je la tue sous tes yeux. »
À la vue du revolver pointé sur le ventre de sa sœur, des mains de fer étreignent douloureusement le cœur de Pete, mais il ne referme pas le Zippo. Il se penche, l’abaissant très lentement vers la pile de carnets.
« Vous saviez qu’il y a deux autres romans du cycle Jimmy Gold là-dedans ?
— Tu mens. » Lèvres Rouges garde le revolver pointé sur Tina mais ses yeux sont de nouveau attirés — c’est plus fort que lui, apparemment — vers les carnets Moleskine. « Y en a qu’un. Où il part vers l’Ouest.
— Deux, répète Pete. Le Coureur part vers l’Ouest est bien mais Le Coureur relève le drapeau est ce qu’il a écrit de meilleur. C’est un long roman, aussi. Une épopée. Ça serait dommage que vous puissiez jamais le lire. »
Les joues pâles de l’homme sont en train de s’empourprer.
« Comment oses-tu ? Comment oses-tu me provoquer ? J’ai donné ma vie pour ces livres ! J’ai tué pour ces livres !
— Je sais, dit Pete. Et puisque vous êtes un si grand fan, voici une petite gâterie pour vous. Dans le dernier bouquin, Jimmy retrouve Andrea Stone. Ça vous fait quoi ? »
Les yeux du Loup s’agrandissent.
« Andrea ? Il la retrouve ? Comment ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Vu les circonstances, cette question est au-delà du bizarre, mais elle est aussi totalement sincère. Honnête. Pete se rend compte que cette Andrea de fiction, le premier amour de Jimmy, est plus réelle pour ce type que ne l’est sa sœur. Aucun être humain n’est plus réel pour Lèvres Rouges que Jimmy Gold, Andrea Stone, M. Meeker, Pierre Retonne (surnommé aussi le Vendeur de Voitures de la Perdition) et tous les autres. C’est sûrement un indicateur de profonde et authentique folie, mais dans ce cas, ça fait également de Pete un fou parce qu’il sait ce que ressent ce cinglé. Il sait exactement ce qu’il ressent. Il a été embrasé par la même excitation, saisi par la même incrédulité lorsque Jimmy a aperçu Andrea dans Grant Park pendant les émeutes de Chicago en 1968. Des larmes lui sont même montées aux yeux. Ces larmes-là, Pete s’en rend compte — oui, il s’en rend compte juste à cet instant, surtout à cet instant car leurs vies y sont suspendues —, ces larmes sont l’indicateur du pouvoir suprême de la fiction. Ce même pouvoir qui a tiré des larmes à des centaines de milliers de gens apprenant que Charles Dickens était mort d’une attaque. Le même qui, durant des années, a poussé un inconnu à venir poser une rose sur la tombe d’Edgar Allan Poe tous les 19 janvier, jour de l’anniversaire de Poe. Le même aussi qui conduirait Peter à haïr ce type même s’il n’était pas en train de braquer un revolver sur le ventre vulnérable et tremblant de sa sœur. Lèvres Rouges a ôté la vie à un grand écrivain, et pour quelle raison ? Parce que Rothstein avait osé suivre un personnage dans une direction que désapprouvait Lèvres Rouges ? Oui, c’était exactement ça. En le tuant, il avait obéi à sa croyance intime : que l’écriture est en quelque sorte plus importante que l’écrivain.
Lentement et délibérément, Pete secoue la tête.
« Tout est dans les carnets. Seize pour Le Coureur relève le drapeau. Vous pourriez le lire ici, mais comptez pas sur moi pour vous en dire plus. »
Pete se fend même d’un sourire.
« Pas de spoiler.
— Les carnets sont à moi, espèce de salaud ! À moi !
— Ils vont se transformer en cendres si vous laissez pas partir ma sœur.
— Pitou, je peux même plus marcher ! » gémit Tina.
Pete peut pas se permettre de la regarder, il doit seulement regarder Lèvres Rouges. Seulement le Loup.
« C’est comment votre nom ? Il me semble que je mérite de le savoir. »
Lèvres Rouges hausse les épaules, comme si ça n’avait plus d’importance.
« Morris Bellamy.
— Jetez votre revolver, monsieur Bellamy. Faites-le glisser sous la chaudière. Une fois que vous aurez fait ça, je fermerai le briquet. Je détacherai ma sœur et on s’en ira. Je vous laisserai plein de temps pour vous enfuir avec les carnets. Tout ce que je veux, c’est ramener Tina à la maison et emmener ma mère aux urgences.
— Et je suis censé te faire confiance ? » ironise Lèvres Rouges.
Pete abaisse encore le briquet.
« Faites-moi confiance, ou regardez les carnets brûler. Décidez-vous vite. Je sais pas quand mon père a rechargé ce briquet pour la dernière fois. »
Du coin de l’œil, Pete voit quelque chose bouger. Quelque chose dans les escaliers. Il ose pas regarder. S’il regarde, Lèvres Rouges regardera aussi. Et je le tiens presque, se dit Pete.
C’est bien ce qu’il semble. Lèvres Rouges commence à abaisser le revolver. L’espace d’un instant, chaque ride de son visage accuse son âge, et plus. Puis il relève l’arme et la pointe à nouveau sur Tina.
« Je la tuerai pas. » Il a le ton catégorique du général qui vient de prendre une décision stratégique cruciale. « Pas tout de suite. Je lui tirerai d’abord dans la jambe. Comme ça, tu pourras l’entendre crier. Si tu mets le feu aux carnets après ça, je lui tirerai dans l’autre jambe. Et ensuite dans le ventre. Elle mourra mais elle aura largement le temps de te détester d’abord, si c’est pas déj… »
Un double claquement retentit sur la gauche de Morris. Ce sont les chaussures de Pete qui viennent d’atterrir au bas des marches. Morris, sur la défensive, pivote dans cette direction et tire. Le revolver est petit mais dans l’espace clos du sous-sol, la détonation est puissante. Pete sursaute malgré lui et lâche le briquet. On entend un whoumff explosif et les carnets du sommet de la pile se coiffent soudain d’une couronne de feu.
« Non ! » hurle Morris en tournant le dos à Hodges qui dévale l’escalier à sa rencontre, si vite qu’il manque perdre l’équilibre.
Morris a Pete en droite ligne. Il lève le revolver pour l’ajuster mais avant qu’il ait pu tirer, Tina propulse tout son corps vers l’avant à l’extrême limite de ses liens et lui décoche un coup de son pied valide à l’arrière de la jambe. La balle passe entre le cou et l’épaule de Pete.
Les carnets, pendant ce temps, brûlent avec vigueur.
Hodges rejoint Morris avant qu’il puisse tirer à nouveau et se saisit de la main tenant le revolver. Hodges est le plus lourd des deux et il est en meilleure forme physique mais Morris Bellamy est doté de la force de la folie. Ils décrivent une valse soûle à travers le sous-sol, Hodges maintenant le poignet droit de Morris de telle sorte que le petit automatique soit dirigé vers le plafond, Morris se servant de sa main gauche pour griffer Hodges au visage, tentant de lui arracher les yeux.
Pete contourne les carnets à toute vitesse — ils flambent maintenant, alors que s’embrase l’essence qui s’est infiltrée au cœur de la pile — et s’attaque à Morris par-derrière. Morris tourne la tête, montre les dents et essaie de le mordre. Ses yeux roulent dans leurs orbites.